Stephen Sarrazin présente dans DC Mini, nom emprunté à Kon Satoshi, une chronique pour aborder « ce dont le Japon rêve encore, et peut-être plus encore ce dont il ne rêve plus ». Ce mois-ci, il nous parle de His Lost Name de Hirose Nanako et du film omnibus 21st Century Girl. Par Stephen Sarrazin et Yangyu Zhang.
Parmi les dix-neuf films qui composent le dernier volet de 100 ans de cinéma japonais à La Cinémathèque Française (jusqu’au 18 mars), un seul est réalisé par une femme, Dear Doctor (2009) de Nishikawa Miwa. Ce programme se distingue également par la présence de Iwai Shunji, un premier passage pour lui dans cette institution (1) avec son film A Bride for Rip van Winkle (2016).
Cela à l’heure où sortiront prochainement en salles à Tokyo deux films de réalisatrices qui entretiennent des liens avec Nishikawa et Iwai. Tout comme Nishikawa Miwa, Hirose Nanako fit ses débuts auprès de Kore-eda Hirokazu, et resta à ses côtés pour un apprentissage de longue durée, de 2011 à 2016, période au cours de laquelle elle œuvra chez Bun-Buku, la société de production fondée par Kore-eda et Nishikawa. On retrouve dans son premier long-métrage, His Lost Name, Yagira Yuya, acteur primé à Cannes en 2004 pour Nobody Knows de Kore-eda.
Le film omnibus, 21st Century Girl, commenté ici par Yangyu Zhang (2) dans un premier texte pour East Asia, rassemble quatorze jeunes réalisatrices japonaises qui signent chacune un film de huit minutes. Certaines d’entre elles n’hésitent pas à afficher une dette envers l’univers shojo mis en place par Iwai Shunji.
Stephen Sarrazin.
(1) Occasion de répéter une anecdote qui remonte à 1997 lorsque je m’entretenais avec le réalisateur du film Okaeri, Shinozaki Makoto, lors de son passage au Festival d’Automne dans le cadre d’un programme de films conçu par Les Cahiers du Cinéma Japon, qui allait introduire la génération Kurosawa–Kawase en France. Le rédacteur en chef des Cahiers Japon, Umemoto Yoichi, depuis disparu, avait eu cette grande gentillesse de m’aider en tant qu’interprète. Je leur ai demandé pourquoi Iwai Shunji ne figurait pas au programme ; silence gêné et révélateur envers un cinéaste hors du clan. Les films d’Iwai ont connu trop peu de sorties en France, et n’ont jamais fait l’objet d’une véritable rétrospective.
(2) Yangyu Zhang (Chine) mène des études supérieures de curating (conservation) à l’Université Nationale d’Art de Tokyo. Conservatrice d’art émergente, elle se penche également sur la scène culturelle contemporaine au Japon, à travers ses textes et traductions.
Get Out
Depuis le tournant du siècle, le cinéma japonais s’est tourné vers des enjeux de représentation de la récession qui broie le pays, un cinéma qui montre la stagnation à travers une suite de récits dans lesquels les personnages s’enlisent et peinent à échapper. A cet égard, Hirose Nanako ne s’éloigne pas de ces cadres souvent modestes, entendons sans ‘dépassement’, qui désignent l’univers de son mentor Kore-eda Hirokazu, dont l’autre volet penche vers les figures de conflits père-fils, également présents dans His Lost Name.
Un jeune homme, qui dira s’appeler Yoshida Shinichi (Yugira Yuya, quinze ans après Nobody Knows) est retrouvé sur les bords d’une rivière longeant une lointaine banlieue de Tokyo, avec ses mêmes chaînes de restaurants, ses concessionnaires Toyota/ Nissan/ Honda, et ses salles de pachinko. Il est recueilli par un menuisier veuf (Kobayashi Kaoru de Midnight Diner), Tetsuro, qui a également perdu son fils. L’instinct paternel, ici emblème du rachat, s’éveille. Il le sauve, le nourrit, l’héberge dans la chambre du fils défunt, lui offre une formation dans sa petite entreprise. Ce nouveau venu, qui pourrait être accueilli comme le Terence Stamp de Théorème, reste figé dans cette première partie devant cette succession d’actes de bonté : du menuisier, de sa secrétaire divorcée qu’il compte épouser, d’un ancien apprenti devenu permanent (remarquable Young Dais, vu dans l’immense Tokyo Tribe de Sono Sion). Puis peu à peu, les grimaces apparaissent, Yoshida Shinichi ne se trouve pas là par hasard, il ne s’est pas rendu dans ce lieu qui ne produit rien pour être sauvé, mais pour se condamner d’un acte qu’il y a commis. Aux grimaces suivent les premières tentatives de vouloir s’enfuir, chaque fois retenu par Tetsuro. La seconde partie du film semble d’ailleurs se composer de séquences dans lesquelles on cherche les échappatoires et autres points de fuite.
Hirose met tristement en scène (les décors, la pauvreté de la lumière, la modestie du budget de son film) deux personnages en quête de pardon. Tetsuro voit en Shinichi le ticket gagnant. Ce dernier ne veut plus rester un instant de plus dans ce lieu où il échoua à mourir. Le film pourra s’en tenir là, et ressembler aux personnages qui ont dessiné trop tôt les limites de leurs ambitions, à l’image de ceux croisés dans Asako I&II de Hamaguchi Ryosuke. Le personnage de Shinichi ne cherche pas simplement à quitter ce décor, il exprime un ras-le-bol que lui inspire ce récit. La dernière scène du film le voit courir sur des kilomètres avant de croiser un chemin de fer, freinant sa course le temps d’un train qui passe, pour le révéler par la suite, figé, indécis, ne sachant où aller. Malgré un montage qui mérite d’être plus tendu, et une continuité lumière chancelante, Hirose Nanako loue avec His Lost Name (un nom que Shinichi ne souhaite pas retrouver) les mérites de la rupture.
Stephen Sarrazin.
His Lost Name (Yoake) de Hirose Nanako. Japon. 2018.
Qui êtes-vous 21st Century Girl ?
Conçue comme une anthologie de quatorze films agissant telle une suite de défis révolutionnaires consacrés aux jeunes filles du 21ème siècle, le film omnibus 21st Century Girl veut tout d’abord établir une différence avec l’univers du cinéma dominé par le monde masculin derrière l’écran, puis changer les vies du public féminin qui se trouve devant l’écran. Animée de cette ambition, la productrice Yamato Yuki, qui a également réalisé le court For Lonesome Blossoms, a rassemblé quatorze réalisatrices dans la vingtaine ou début trentaine, parmi plus de deux-cents projets proposés.
Tournant autour du thème ‘comment représenter ce moment lorsque votre sexualité/genre est sur le point de trancher’, ces films de huit minutes affichent une solidarité de ton shojo tandis que chaque réalisatrice semble emprunter à une palette qui doit beaucoup à Instagram. Allant voir de plus près tout en s’assurant de ‘romancer’ les enjeux et questions auxquels les femmes japonaises sont confrontées dans un contexte socio-politique mondial, les sujets semblent se tourner, inévitablement, vers d’innocentes romances ou encore sur la frivolité d’expériences sexuelles diverses, sauf pour trois films dont I wanna be your cat de Shuto Rin et Out of Fashion de Higashi Kanae tournés vers la question de la carrière, tandis que Anytime, Anywhere de Yamanaka Yoko porte sur la maternité et la famille.
Le narratif fantastique, imaginaire, traverse plus d’un film. For Lonesome Blossoms est un poème en prose récité par trois fées des fleurs ; Love Desiccant de Eda Yuka joue avec un élixir d’amour.
Your Sheet de Igashi Aya et Reborn de Sakamoto Yukari s’emploient à passer de la réalité à l’illusion à travers de simples actes de montage, tandis que le thème d’un amour perdu, à l’oeuvre dans Low Resolution de Matsumoto Hana et High Emotion de Tamagawa Sakura est raconté en s’appuyant sur des souvenirs qu’on devine revus et corrigés.
Autre figure emblématique de ces récits, la présence de la photographie dans quelques uns des quatorze scénarios. A la fois en tant que profession qui procure un espace clos et irréel dans lequel le récit lesbien se déploie (Mirror) ou comme outil permettant de retrouver les traces d’un amour perdu (Low Resolution, High Emotion) ainsi que celui d’une exploration de soi-même au moment de l’éveil de l’homosexualité. La distance entre la photographie et la réalité entraîne ces récits vers un champ qui confère à ces jeunes femmes le pouvoir d’échapper à leurs zones de confort et de sécurité afin de rencontrer ce qui leur est encore inconnu. Tout cela confère à l’ensemble une forme de bonheur dans l’incarnation de cette fille du 21ème siècle. Qui est cette fille qui rêve encore de tout cela aujourd’hui ? Qui est-elle, avec cette vie faite de hauts et de bas qui ressemble peu à son rêve ? Le projet met à jour nombre de doutes enfouis parmi ces histoires, malgré le courage et l’envie d’aventures qu’elles affichent.
Si cet omnibus, fait à partir d’auditions, a pour objectif de nous fournir un profil de la « 21st Century Girl », en explorant ce qu’elles espèrent, ce qui les confond (et auquel elles semblent éviter de se confronter), nous pouvons déceler un portrait d’une jeune femme qui croit se trouver au plus beau moment de sa vie, qui reste toujours attirante, qui rêve et fantasme malgré les maux de tête romantiques, qui n’imagine pas exercer une profession autre que de se consacrer à quelque chose de ‘créatif’, telle la photographe dans Mirror de Takeuchi Risa, la styliste de mode dans Out of Fashion, auteure dans I wanna be your Cat, et fleuriste dans Mucous Membrane de Kato Ayako. Est-ce ainsi que se perçoivent les réalisatrices, qu’elles imaginent leurs pairs ? Vacillent-elles entre l’imagination et l’attente ? Ou est-ce plutôt le signe avant-coureur d’une vie trop tournée sur soi, qui appelle autre chose ?
Yangyu Zhang.
Traduit de l’anglais par Stephen Sarrazin.
21st Century Girl (21 Seiki no Onna no Ko). Japon. 2019. De : Yuka Eda, Momoko Fukuda, Kanae Higashi, Aya Igahsi, Yurina Kaneko, Ayaka Kato, Hana Matsumoto, Aimi Natsuto, Yukari Sakamoto, Rin Shuto, Yuka Yasukawa, Risa Takeuchi, Sakura Tamagawa, Yoko Yamanaka, U-ki Yamato
À lire aussi :
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 1 : Unforgiven (sur Dans un recoin de ce monde)
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 2 : Dimmer (sur Vers la lumière)
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 5 : Osugi Ren, last man standing
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 6 : Festival des ex, les aléas de Tokyo Filmex
DC MINI, la chronique de Stephen Sarrazin – Chapitre 9 : L’Enfance Dehors
DC MINI, la chronique de Stephen Sarrazin – Chapitre 10 : Le Fermier samurai
DC MINI, la chronique de Stephen Sarrazin – Chapitre 11 : NANG