Stephen Sarrazin et Yangyu Zhang présentent dans DC Mini, nom emprunté à Kon Satoshi, une chronique pour aborder « ce dont le Japon rêve encore, et peut-être plus encore ce dont il ne rêve plus ». Ils se penchent dans cette chronique sur Beyond Imperial Aesthetics – Theories of Art and Politics in East AsiaBonsoir, un ouvrage intéressant paru aux presses universitaires de Hong Kong. Par Stephen Sarrazin et Yangyu Zhang.
Thin Red Line
Ouvrage qui sort au moment de la crise à Hong Kong, et de l’avènement de l’ère Reiwa au Japon, Beyond Imperial Aesthetics rassemble des essais universitaires, pour la plupart issus de la communauté américano-asiatique, ainsi que de professeurs de Corée, du Japon, et Taïwan. Cherchez les absents. Séparés en quatre parties, les thèmes explorés abordent la traversée des frontières du champ théorique entre l’Asie et l’Europe, puis l’amour, les corps et la sexualité dans l’Asie de l’Est ; suivent des textes consacrés aux esthétiques ‘critiques’ et leurs liens avec les mouvement sociaux, et enfin le passage d’espaces bio politiques aux communautés affectives. On y croise quelques signatures déjà reconnues, telles Akira Mizuta Lippit et Rey Chow.
Pour ceux qui se penchent sur les cinémas d’Asie et autres créations vidéo et média art, le livre a le mérite de définir un contexte socio-politique contemporain pointu ainsi que d’offrir de nombreux rappels et corrections historiques permettant une lecture qui dépasse simplement celle des genres cinématographiques (Yangyu Zhang se penche plus bas sur l’essai portant sur la Nouvelle Vague hongkongaise). De nombreux ouvrages restent par ailleurs à traduire de l’anglais au français, engagés à leur tour dans un décryptage de ce que ce serait une pratique postcoloniale (le gouvernement de Hong Kong faisait appel il y a peu à une loi anglaise du début du 20e siècle contre les rassemblements). Celle d’une Asie qui regarde encore l’Amérique et le Royaume-Uni et ses diplômes comme gages d’une position sociale en devenir de reconnaissance. Ou encore, plus à la traîne, un rêve de décolonisation face à une présence militaire américaine toujours implantée en Asie, à l’image des citoyens les plus âgés d’Okinawa (ce lieu par deux fois occupé au quotidien) qui manifestent, avant d’être dégagés par les forces de l’ordre du Japon.
Néanmoins, le cœur de son appareil théorique demeure la pensée française des grands maîtres des années 60-80 (Deleuze, Foucault, Lacan…) aux côtés de figures plus actuelles, de Judith Butler à Achille Mbembe et parce qu’il est partout indispensable, Jean-Luc Nancy. L’ouvrage n’échappe pas à cet ‘impérialisme’ universitaire, et les éditeurs soulignent d’ailleurs dans leur introduction que le moment ne s’y prête pas encore car ce modèle académique révèle nombre d’erreurs utiles dont les conséquences devaient affaiblir la production artistique asiatique (arts visuels, cinéma, littérature) qui s’est trop rapprochée de l’Amérique comme de l’Europe.
La France poursuit une proximité complexe avec l’Asie et ses cinématographies, non seulement le Japon, de loin la plus importante depuis les années 50, mais aussi avec la Nouvelle Vague taïwanaise, hongkongaise, et les réalisateurs des Cinquième et Sixième Générations. Beyond Imperial Aesthetics, lui, lance un appel à se mettre aux Asian Studies.
Stephen Sarrazin.
My Body, My Heat
Dans l’essai Corpo-reality in the Hong Kong New Wave, Chang-min Yu se penche sur le cinéma de Hong Kong après 1968 et suggère ce qu’il nomme le ‘cinéma corporel retient le corps et dissèque sa fonction narrative afin de creuser à l’intérieur de ses élans sensuels’ tout en reconnaissant ‘l’inscription des forces sociales sur son identité’.
Contre les modes philosophiques et formalistes du cinéma moderniste, Yu en appelle au corps de retrouver sa dimension physique, prenant au mot la somatisation cinématographique. Etant donné qu’auparavant, la production hongkongaise se tournait vers les films d’horreur, porno, ainsi que de kung-fu, l’aspect physique vaut d’être retenu pour le sang qu’on y voit, les membres tranchés, les corps éventrés, les mutations animalières. Ce corps concret pour Yu ne s’arrête pas à sa qualité sensuelle mais fait plutôt allusion à une angoisse sociale émanant d’une crise d’identité ou d’enjeux migratoires.
Afin d’établir les propres fondements d’un cinéma de Hong Kong qui existerait hors de l’ombre des nouvelles vagues européennes, en particulier celle de France, l’auteur s’en prend à cette dernière pour avoir ignoré le corps de façon fondamentale et avoir ainsi corrompu la nouvelle vague hongkongaise en l’ayant trop influencé. Il y a bel et bien urgence à voir autrement qu’à travers les lunettes eurocentristes, au-delà d’un récit postcolonial qui serait le seul qui vaut, tout comme il serait arbitraire de déclarer qu’une approche moderniste n’a comme objectif que de laisser la forme dominer le contenu, le discours prendre le dessus sur le récit, l’esprit sur le corps. Yu s’en prend au modernisme politique de Godard, en expliquant que ses films « ont éliminé le personnage et sa base somatique ». Il semble cependant avoir omis de remarquer le corps irradiant sa sexualité dans d’autres films de Godard, tels Une Femme Mariée, Pierrot le Fou, la sensualité, encore, de Karina dans Alphaville, ou tous les plans de Juliet Bento dans… La Chinoise.
Plutôt que de négliger le corps, au contraire la Nouvelle Vague française a souligné l’aspect dynamique, la vitalité de ses nouveaux corps traversant la ville, courant à travers le champ de l’image, d’A Bout de Souffle à Baisers Volés, ou encore ces petits gestes empreints de douceur et sensualité. Quant au cinéma de Hong Kong évoqué par Yu, ce qu’il explore est d’avantage le corps abject, spectaculaire. Dans les exemples qu’il cite, les parties du corps sont souvent déchiquetées, sciées, transpercées, le corps endure douleur et humiliation et s’éloigne d’une image idéale et pénètre dans un monde de viscères et de mutilation. C’est cette esthétique de l’abject qui caractérise le cinéma de Hong Kong de cette période, du moins celui qui a marqué Yu, des films des frères Shaw à ceux de Him Ho et les premiers Tsui Hark.
Yangyu Zhang.
Beyond Imperial Aesthetics – Theories of Art and Politics in East Asia.
Edited by Mayumo Inoue and Steve Choe, HKU Press 2019.
À lire aussi :
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 1 : Unforgiven (sur Dans un recoin de ce monde)
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 2 : Dimmer (sur Vers la lumière)
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 5 : Osugi Ren, last man standing
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 6 : Festival des ex, les aléas de Tokyo Filmex
DC MINI, la chronique de Stephen Sarrazin – Chapitre 9 : L’Enfance Dehors
DC MINI, la chronique de Stephen Sarrazin – Chapitre 10 : Le Fermier samurai
DC MINI, la chronique de Stephen Sarrazin – Chapitre 11 : NANG
DC MINI, la chronique de Stephen Sarrazin – Chapitre 12 : His Lost Name / 21st Century Girl
DC MINI, la chronique de Stephen Sarrazin – Chapitre 13 : Ikimono No Kiroku (I Live In Fear)