DC MINI, LA CHRONIQUE DE STEPHEN SARRAZIN ET YANGYU ZHANG – Chapitre 13 : Ikimono no kiroku (I live in fear)

Posté le 26 août 2019 par

Deux expositions, deux époques distinctes : Le Musée d’Art Moderne de la Ville de Tokyo se penche sur l’oeuvre de Takahato Isao, et nous rappelle comment lui, et Miyazaki Hayao, ont pensé l’art et les métiers de l’animation, en tant que lieu d’une parole libre. L’édition 2019 de la Triennale d’art contemporain de Aichi s’est vu rappelée les limites de ce qui peut être dit à Nagoya, qui accueillera le Parc Ghibli en 2021. Par Stephen Sarrazin et Yangyu Zhang.

I fought the Law
Le Musée d’Art Moderne de Tokyo affectionne les scénographies d’expositions, y compris lorsqu’il s’agit d’événements consacrés à des artistes conceptuels, tel Marcel Broodthaers. L’occasion offerte autour de l’oeuvre de Takahata Isao offrait au musée la possibilité d’un élan ornemental naviguant entre le méticuleux et le sentimental, qui répondait sur le champ aux attentes d’un public dont le regard témoignait d’une immense affection mais aussi d’une révérence manifeste. Un public qui rassemblait tous les âges, y compris spécialistes et vétérans de l’animation se penchant respectueusement sur les archives prêtées par le Studio Ghibli et par la famille de Takahata, et des amateurs internationaux frappés par la grâce de certaines salles.
L’exposition, sans surprise, est construite suivant une chronologie de l’oeuvre et son parcours, de Toei et les premiers films, notamment Horus, prince du soleil aux série télé (les maquettes reproduites pour la salle Heidi, accompagnées de photos de Takahata  et Miyazaki sur place dans les Alpes, sont prodigieuses, et le ton de la série, son insouciance plutôt que son innocence, immensément Folk Japan Seventies, annonçait le projet ‘écologique’ de Ghibli ; elle signale d’autre part le merchandising à l’horizon avec une gamme de produits Heidi, y compris les 45 tours du récit raconté par Marie-Christine Barrault). Des moniteurs complètent l’ensemble, diffusant des extraits de films et séries, mais également d’entretiens avec Takahata, y compris celui émouvant et singulier de sa rencontre avec Miyazaki Hayao. Tout comme Oshii Mamoru, Takahata est d’abord cinéaste, il ne dessinait pas. Miyazaki est pour lui une révélation, un créateur qui dessine, qui maîtrise la mise en scène, et qui amène de nouvelles solutions de pré-production aux projets. Des années plus tard, ce sera au tour de Takahata d’aller dans ce sens, d’abord avec Mes voisins les Yamada, et pour son dernier film Le Conte de la princesse Kaguya, lorsqu’il demandera à ce qu’on lui crée des logiciels d’animation qui proposeront une matérialité plus organique, loin de la 3D, capables de reproduire les textures d’aquarelles, des tons pastels, ou encore la fougue d’un pinceau. A cet égard, le catalogue est une splendeur.
La salle ‘Kaguya’ s’affiche comme étant la plus libre, pratiquement comme une installation, avec ses projecteurs diffusant les accélérations de la princesse, un rappel du trajet accompli qui renvoie le spectateur à la modeste table de travail de Takahata durant ses années Toei, et combien Ghibli fut pour lui un laboratoire de formes narratives distinctes d’un film à l’autre.
Retenons enfin ce qui se jouait dans la salle ‘Tombeau des Lucioles’, où se trouvait reproduite l’affiche du film au format d’un mur entier. Zone remplie d’un silence palpable, d’une file incapable de se presser d’un croquis à l’autre. Des images tellement hantées par le mal, par la peur, envahies d’une crainte que Takahata su transgresser.
Stephen Sarrazin.
Je suis arrivée à cette rétrospective de Takahata Isao au MoMAT avec pratiquement aucune information sur le cinéaste, son univers ou sa place au sein du milieu de l’animation. Il ne m’était pas complètement étranger, néanmoins mon rapport à cette oeuvre était distant et discret. Là d’où je viens(1), nous n’avions pas immédiatement accès aux films Ghibli ou aux séries Toei lorsque j’étais enfant ; j’ai compris par la suite que j’avais parfois croisé quelques unes de ses images sans savoir d’où elles provenaient.
Plus tard, lorsque je me suis mise à étudier le cinéma, mon penchant pour les récits évitait ceux teintés d’un humanisme romantique. Ce qui m’intéressait à cette époque avait plutôt à voir avec quelque chose d’un peu moins doux, et la représentation de la tendresse me semblait insoutenable. Je me tournais vers les films dans lesquels l’angoisse se voulait urgente, la colère efficace, et la douceur trop vulnérable.
Informée de quelques faits et repères avant de découvrir l’exposition, je suis entrée dans le musée. Je fus débordée par l’abondance d’archives, de croquis, de storyboards, de photos et d’extraits de films, et je regrettais de savoir si peu de choses de cette oeuvre, qui m’invitait généreusement à y entrer ; tout cela me parlait directement, les cartels, les textes explicatifs étaient de trop. L’univers de Takahata ne cesse d’évoluer tout en demeurant sophistiqué, s’inspirant de cultures folkloriques, du quotidien, et du fantastique qui le frôle. Le raffinement de la représentation de coutumes régionales, comme dans Pompoko, met en place un système qui relie le traditionnel au contemporain, la culture locale à l’international.  Cette ère de Takahata fut celle où il était possible d’être témoin d’une petite fille, Heidi, courant dans une vallée tout en retirant ses vêtements, pacte d’amour avec la nature et un sens de la liberté qui devrait désormais négocier avec le politiquement correct. Une série animée oserait-elle encore montrer une enfant de cette façon ?
(1) Yangyu Zhang (Chine) mène des études supérieures de curating (conservation) à l’Université Nationale d’Art de Tokyo. Conservatrice d’art émergente, elle se penche également sur la scène culturelle contemporaine au Japon, à travers ses textes et traductions.
Yangyu Zhang.
Takahata Isao, A Legend in Japanese Animation.
The National Museum of Modern Art, Tokyo, July 2- October 6 2019.
And the Law won
Saisissons l’occasion de faire un pont géographique entre l’exposition Takahata et une autre qui s’est tenue, brièvement, dans divers espaces de la région de Aichi, notamment la ville de Nagoya, où doit s’ouvrir le Parc Ghibli en 2021 (rappelons combien le Studio Ghibli s’affichait ces dernières années contre un nombre de mesures et propos du gouvernement Abe). La Triennale de Aichi 2019, événement consacré à l’art contemporain international, avait pour thème ‘Tame Y/Our Passion’, apprivoisez votre/notre passion, ce que le maire de Nagoya et les dirigeants politiques se sont empressés de faire. La manifestation a tenu trois jours, en raison de deux œuvres ‘controversées’ présentées  dans le cadre d’une sélection thématique, After Freedom of Expression conçue par Daisuke Tsuda, rassemblant des œuvres qui avaient été censurées auparavant à travers le Japon, et dont l’objectif tenait à confronter les diverses formes de censure. Trois jours après son ouverture, le Japon censurait une exposition s’interrogeant sur la censure. Un acte qui soulevait sur le champ trois enjeux : le droit de déterminer ce qu’est la liberté d’expression au Japon par le maire d’une ville ; l’efficacité de l’État à répondre à des menaces nationalistes -mettre feu aux œuvres et aux bâtiments, peu après l’incendie criminel du studio anime à Kyoto, qui fit plus d’une trentaine de morts- et enfin, la responsabilité des organisateurs et de la région qui avaient établi des contrats avec les artistes internationaux pour la durée de la Triennale.
L’auteur des menaces incendiaires fut rapidement retrouvé, en retraçant le… fax qu’il avait envoyé ; nombre d’artistes internationaux ont déjà pris la décision de retirer leurs pièces. Quant au maire de Nagoya, il se fait plus silencieux récemment, mais la Triennale a fermé ses portes, et continue d’exister à travers des plumes condamnant  la lâcheté des organisateurs et le nationalisme des dirigeants locaux. D’autres s’indignent de ce que cela révèle sur le Japon. Pourtant, il n’y a là aucune surprise, en cette année 2019 qui a vu au printemps dernier le passage du Japon à une nouvelle ère, et au cours de l’été les relations économiques avec la Corée du Sud s’envenimer.
Il y aurait une liste stratégique d’enjeux socio-politiques à aborder, à cerner par des artistes contemporains japonais, qui feraient moins de vagues… Le collectif Chim Pom a pu exposer depuis 2011 plusieurs œuvres portant sur Fukushima et ses séquelles. L’artiste Megumi Igarashi avait eu des soucis avec l’Etat, pour son kayak en forme de vulve ; elle fut arrêtée, il y eut procès, elle dut payer une amende pour la fabrication d’objets dérivés, mais se voyait autorisée à poursuivre son travail de sculpture…
Pour le public japonais, celui qui déborde les amateurs informés d’art contemporain international, il n’y a que deux enjeux politiques méritant de se pencher sur une oeuvre : la représentation de l’empereur, et le rôle du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale.
Nobuyuki Oura présentait une vidéo dans laquelle on voit un portrait de l’empereur Hirohito brûlé au chalumeau. Oura a expliqué que cette vidéo se voulait une critique à l’égard des directeurs du musée de Toyama et de dirigeants locaux pour avoir incinéré les derniers 470 catalogues d’une exposition de l’artiste en 1986… Un geste qui aura mis plus de trente ans à s’accomplir. La seconde oeuvre, Monument of Peace de Kim Seo-kyung et Kim Eun-sung, une sculpture d’une ‘comfort woman’, s’en prenait au Japon (l’enjeu de reconnaissance et dédommagement) mais aussi aux hommes de la Corée du Sud qui n’affichèrent ni soutien ni solidarité lorsque ces femmes vinrent de l’avant.
Les politiciens soulignent que l’argent public n’a pas à être investi dans des événements qui mettent à mal l’image du Japon. Les commissaires  et autres experts de l’art au Japon réclament le droit de nommer ce qu’est une oeuvre, y compris lorsqu’elle est politique. A l’image de Beckett, ever tried/ ever failed/ no matter/ fail again/ fail better.
Stephen Sarrazin.
La sculpture consacrée aux « femmes de confort », dans la Triennale d’Aichi 2019, accompagnée de menaces, de son retrait et de celui d’autres œuvres, devient une création qui prend une autre ampleur. La censure, l’opposition à cette pièce émanant de la droite gouvernementale et d’une autre nationaliste, ont souligné une fois de plus, après tant d’années, que la liberté d’expression au Japon n’est pas suffisamment robuste pour se mesurer aux menaces d’actes de violence. Néanmoins, reconnaître ce fait est déjà un pas de l’avant, dans la mesure où cela dévoile l’artifice d’une volonté de paix et d’harmonie opérant dans le milieu de l’art, et dans le quotidien du Japon.
Ce qui s’est produit avec  “After Freedom of Expression?” doit  au contexte actuel, lorsque la journée de mémoire des « femmes de confort » relançait la discussion au moment où le Japon et la Corée du Sud s’enlisaient dans une guerre de tarifs, ainsi qu’au fait que la manifestation se tenait dans une ville tenue par une mairie de droite. Mais l’art doit-il se préoccuper de cette question du ‘bon moment’ pour être montré ; est-ce à lui de croire qu’il y aura un meilleur moment, plutôt que d’espérer de l’annoncer ?
Yangyu Zhang.
Stephen Sarrazin et Yangyu Zhang présentent dans DC Mini, nom emprunté à Kon Satoshi, une chronique pour aborder « ce dont le Japon rêve encore, et peut-être plus encore ce dont il ne rêve plus ».

À lire aussi :

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DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 3 : « Là où c’était, je n’en décollerai plus » (The Exhibition of Shinkai Makoto)

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