DC MINI, LA CHRONIQUE DE STEPHEN SARRAZIN – Chapitre 12 : Lone Killer Entretien Tsukamoto Shinya (Killing)

Posté le 16 février 2019 par

Stephen Sarrazin présente dans DC Mini, nom emprunté à Kon Satoshi, une chronique pour aborder « ce dont le Japon rêve encore, et peut-être plus encore ce dont il ne rêve plus ». Ce mois-ci, il s’entretient avec Tsukamoto Shinya autour de l’indispensable Killing (lire ici), qui a été présenté en France 13ème édition du Festival Kinotayo.

Killing rejoint une thématique qui poursuit celle de votre film précédent, Nobi, en se tournant vers un personnage qui sait manier les armes, cette fois le sabre, et qui pourtant hésite à s’engager, résiste à l’appel. C’est devenu également votre position.

Dans la vie, oui, bien que je suis conscient du climat de paix dans lequel nous vivons au Japon. Et pourtant, certaines tensions se dessinent parfois dans la région, révélant un clivage entre les envies du gouvernement au pouvoir et la volonté des citoyens. A cela s’ajoute une angoisse, plus discrète aujourd’hui, apparue après le tremblement de terre de 2011. Je voulais que mes films témoignent de cela.

Dans vos premiers films tournés dans la ville, animés d’une colère, d’une rage, vous trouviez une forme cinématographique capable de l’exprimer. Ce souci de forme est toujours présent dans votre démarche, vous y avez cependant introduit une part de lenteur, de sérénité.

Oui c’est juste. Dans mes premiers films, cette colère exprimait déjà une sorte d’angoisse, celle d’être conscient des limites d’une liberté de vivre. Ces films étaient des cris encore plus forts puisqu’ils se tournaient vers les adultes. Les thèmes étaient très clairs, la ville, l’urbanisme, le corps et le béton, et ce qui existe à l’extérieur de ces bâtiments. Mes personnages exploraient douloureusement ces autres espaces. Avec Nobi et Killing, cette dimension de douleur existe toujours, mais disons que les personnages s’investissent davantage dans les lieux, les espaces où ils se trouvent, que ce soit une île ou la campagne. L’outil de métal se trouve encore à proximité, du pistolet au sabre.

Oui, d’ailleurs le premier plan du film nous montre la fabrication du sabre.

Exactement, nous assistons à sa naissance, comment il ‘fusionne’ par la suite avec le samurai. Tetsuo commençait de façon semblable, avec cette symbiose entre le corps humain et la technologie. Killing peut également être perçu comme le récit de ce sabre qui en dépit de réticences découvre enfin ce qu’est le sang, avant de s’enfuir dans les forêts, de quitter son territoire.

Vous jouez un personnage qui évoque celui de Shimura Takashi (Shimada) dans Les Sept Samouraïs, celui qui recrute tous les autres. Or le vôtre ne semble n’en avoir trouvé qu’un. Souhaitiez-vous évoquer des références aux classiques du cinéma japonais ?

Oui, mais peut-être un peu plus récents, comme Matatabi de Ichikawa Kon (1973) qui fut ma véritable initiation au jidai-geki, bien que l’originalité du film tenait à comment ses personnages se comportaient, s’exprimant comme des étudiants universitaires des années 70. J’aime Les Sept Samouraïs, ainsi que Zatoichi, mais ce qui m’intéresse dans ces films, ce n’est pas l’art du sabre, mais comment les réalisateurs y représentent l’humanité, les types de personnages, la réalité de leurs conditions de vie… Je souhaitais aller dans cette direction avec Killing. Il faut néanmoins répondre à certaines attentes du genre, le public espère un combat. Imaginez un film de Godzilla dans lequel le monstre n’apparaît jamais… Le défi tient à pouvoir encore surprendre dans les scènes de fulgurances. Zatoichi reste un modèle, le public l’accompagnait tout au long de chacun de ses trajets, attendant de découvrir ce qui devait le faire dégainer le sabre.

Alors avançons qu’en ayant su transposer l’identité de votre œuvre au sein de ce genre, vous n’avez pas tenté une variation sur le genre, ni tenté de le réinventer. Vous avez réalisé un véritable jidai-geki.

Personne ne me l’avait encore dit, et c’est que j’espérais accomplir.

Ces dernières années, certains cinéastes, de Miike Takashi et ses remakes, à Harada Masato et son désir de se (dé)mesurer aux plus grands, ont tourné des films historiques. Mais Killing et son scénario sont habités par de vrais personnages, les vôtres. Et on les aime ces personnages, vous prenez le temps d’établir des liens entre eux, ils sont peu nombreux et devinent combien tout peut basculer si l’un d’entre eux est retiré du récit. Ce que vous n’hésitez pas à démontrer par ailleurs .

Je souhaite que le film soit reçu comme un véritable film de samouraï. Il commence comme un film de samouraï puis peu à peu je lui retire certaines conventions afin de me tourner sur la vie rurale, sur le lien entre la jeune femme et le samouraï réticent. Je crois que les trois personnages principaux, y compris celui que je joue, ont un passé et un avenir qui peuvent intriguer le public. Ils sont porteurs d’une histoire plus vaste qui existe hors de mon film. Notamment celle de l’impuissance du jeune héros, celle de vouloir se battre mais aussi celle qui l’accable devant la jeune femme. Ou encore le mien, comment ce maître sabreur en est-il réduit à écumer les campagnes ?

Aurez-vous envie de les retrouver, d’en faire une trilogie par exemple comme vous les fîmes avec Tetsuo, ou une série ?

Je me suis posé la question autour du jeune samouraï, à savoir tout d’abord si c’est vraiment nécessaire… Mais ce qu’il devient ensuite m’intéresse, est-il mourant, ou se va-t-il se rendre à la capitale et combattre. C’est une période historique intéressante du Japon, que le cinéma n’a plus abordé depuis longtemps -l’arrivée des Américains qui veulent forcer le commerce- ; j’avoue ne pas avoir pensé à une série, bien que des cinéastes japonais s’y sont mis, comme Sono Sion. Mais c’est déjà un tel effort de trouver le financement pour mes films modestes… Je me concentre sur comment arriver à faire le suivant, de même que je ne pense plus, comme auparavant, à la place que j’occupe dans le cinéma japonais contemporain. La scène a tellement changé. Désormais je suis plutôt au milieu, notamment avec le soutien de structures comme Nikkatsu.

Killing marque ce qui sera votre dernière collaboration avec le compositeur Chu Ishikawa. Comment imaginez-vous la suite ?

Nous avons travaillé ensemble pendant trente ans et la méthode était toujours la même, il composait une fois le montage terminé. Comme vous savez, il est disparu avant que je ne puisse terminer Killing et je me suis posé la question ‘avec qui travailler cette fois ?’, mais je n’y arrivais pas. Le deuil fut long, et finalement, avec l’accord de son épouse, j’ai fait une sélection d’extraits d’inédits de son œuvre. Et c’était un peu comme s’il était encore là, j’entendais sa voix en dialoguant avec les extraits retenus. Dorénavant, je crois que ce sera film par film, des collaborations distinctes. Lors du dernier festival de Toronto, j’ai rencontré des membres du groupe Goblin, célèbre pour leurs musiques chez Dario Argento, et nous avons causé. Rien de concret, mais très agréable comme contact. Dans le passé j’avais eu aussi des échanges avec Trent Reznor. Ils ont en tête mes premiers films, alors si jamais je reviens vers un thème de jeunesse !

Propos recueillis par Stephen Sarrazin.
Tokyo janvier 2019
Traduit du Japonais par Yukiko Kono.

Killing de Tsukamoto Shinya. Japon. 2018.

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