DC MINI, LA CHRONIQUE DE STEPHEN SARRAZIN ET YANGYU ZHANG – Chapitre 16 : Archéologie d’un Coffret

Posté le 21 janvier 2020 par

Stephen Sarrazin et Yangyu Zhang présentent dans DC Mini, nom emprunté à Kon Satoshi, une chronique pour aborder « ce dont le Japon rêve encore, et peut-être plus encore ce dont il ne rêve plus ». Remarques sur la sortie du coffret Roman Porno chez Éléphant Films.

Les premiers titres Roman Porno de Nikkatsu furent produits en 1971. Comme l’indiquent le livret et les divers bonus inclus dans le coffret, ce fut en raison d’une grave crise financière au sein du studio que des cinéastes tels que Kumashiro Tatsumi, Konuma Masaru, Tanaka Noboru, Sone Chusei firent partie de la scène cinématographique au Japon, contribuant à ce qui fut un véritable séisme culturel durant l’ère Showa. Et pourtant, un regard critique sur des films comme Une Femme à sacrifier, La Femme aux cheveux rouges, Nuits félines à Shinjuku allait mettre des années à s’accomplir dans les pages de revues qui incarnaient la cinéphile à la française. Auparavant, quelques mentions apparaissaient ici et là, chez Max Tessier par exemple, mais les Roman Porno ne pouvaient rivaliser avec leurs contemporains de la Nouvelle Vague nippone, tant sur le terrain de la production au Japon que celui de la distribution internationale : budgets et temps de tournage réduits, et pratiquement aucune sortie hors du Japon avant l’arrivée de la VHS. Celle-ci permit un accueil dans le cadre du cinéma bis, dans des fanzines tels que Asian Trash Cinema. Dans les années 90, Thomas Weisser publia une ‘encyclopédie’ des films érotiques japonais, proposant un synopsis approximatif (et des étoiles) de films produits par Nikkatsu ainsi que nombreux pinkus indépendants.
Il y avait peu d’analyses de ces films en France à la même époque. Cela valait aussi pour la revue influente HK Extrême Orient, parue dans les années 90, qui se penchait sur les cinémas de genre en Asie, y compris l’Anime et le Yakuza Eiga. Cette revue n’a pas évité le genre, qui ne pesait pas bien lourd cependant à côté des véritables enchantements d’autres corps dans les films d’arts martiaux. Et bien que nous étions familiers avec l’ouvrage de Weisser, ce n’était qu’à travers des séjours au Japon (avant l’avènement du téléchargement) que nous pouvions non seulement voir les films mais surtout mieux saisir le portrait qu’il dessinait des années 70 & 80 du Japon.
Des chercheurs réputés dont Sato Tadao et plus encore Hasumi Shigehiko, chacun traduit en français (L’Histoire du Cinéma japonais de Sato fut publiée en deux tomes aux éditions du Centre Pompidou ; le Ozu de Hasumi est paru aux Cahiers du Cinéma), ont écrit sur le Roman Porno, et Hasumi en programma quelques uns dans des festivals internationaux. Mais leur ‘révélation’ en France devait se tenir dans le cadre d’événements qui célébraient le cinéma de l’étrange, du bizarre, du hors-norme. Ce fut aussi le cas pour les films ‘pinky violence’ du studio Toei, premier producteur de films d’animation pour enfants au Japon ; de Doraemon à Pokemon.
Au cours de la première décennie du 21e siècle, l’éditeur français Zootrope Films fit paraître trois coffrets de deux DVD chacun consacrés à Kumashiro, Konuma et Tanaka dans leur collection ‘Culte Underground’. Une autre société importante, Wildside, sortit quelques titres sporadiques, soulignant à nouveau le sensationnel. Puis ralentissement des parutions. Comment, et quand, une autre discussion de ces films allait-elle être possible ?
Comme l’explique mon livret qui accompagne le coffret Éléphant Films, un livre sur l’actrice Tani Naomi paraissait au Japon en 2004, suivi d’une série de rétrospectives Roman Porno dans diverses salles d’art et d’essai de Tokyo, dont plusieurs ont disparu depuis. Un public féminin à Tokyo composait la majorité du public et se mit à parler des films autrement. Puis un éditeur DVD, Geneon, eut un geste extraordinaire : la sortie DVD de 100 titres Roman Porno tirés des 1000 films produits par le studio. La publication d’autres ouvrages sur le Roman Porno se poursuivait au Japon, se penchant sur son histoire et ses cinéastes. Autour de 2005-2006, les Cahiers du Cinéma me proposèrent un espace sur le site à cette époque, dans lequel j’écrivais sur les premiers signes d’un changement dans le système de production au Japon, et les films qui allaient dominer désormais le box office ; la chronique permettait également d’explorer des genres qui avaient dépeint d’autres aspects et enjeux sociaux du pays, dont le Roman Porno. Entre 2007-2009, ces textes sur l’histoire du genre et des entretiens avec des cinéastes Roman Porno furent mis en ligne sur le site, et une sélection figure dans Une autre histoire du corps au Japon, le livret du coffret.
Au Japon, cet intérêt tirait à sa fin vers 2010, le moment était passé. J’allais soulever la question avec mon collègue Victor Lopez : est-ce qu’une révélation semblable pouvait se produire en France ? La Cinémathèque française avait organisé une remarquable rétrospective des films de Wakamatsu Koji, et une autre pour le centenaire de Nikkatsu dans laquelle figuraient certains titres Roman Porno.
En 2016, Nikkatsu célébra le 45e anniversaire du genre en invitant cinq cinéastes contemporains à tourner leur propre Roman Porno dans des conditions semblables à celles des premiers. Je les avais rencontrés pour East Asia (lire ici) et à partir de ce moment un concept prit forme. Nous avions demandé à Nakata Hideo, Sono Sion, Yukisada Isao, Shiota Akihiko et Shiraishi Kazuya de citer leur cinéaste Roman Porno préféré et si possible le titre du premier film Roman Porno qu’ils avaient vu. Les cinq films du projet Reboot et une sélection de cinq classiques entraîna plus de deux années de travail avec Victor Lopez et la collaboration de Nikkatsu. Après la sortie Reboot, le directeur de Nikkatsu regrettait de ne pas avoir inclus de femme cinéaste dans le projet… ce qui aura permis d’avoir une analyse autrement contemporaine. Des réalisatrices tournent des pinku indépendants bien que la production soit désormais réduite. Cependant, le nombre de femmes chercheuses écrivant sur le Roman Porno augmente au Japon. Ce qui nous mène à espérer une discussion de ces dix films qui soulignera une dimension inclusive, loin de celle plus ‘exclusive’ des touristes et spécialistes.
©FCCJ 2016.
Stephen Sarrazin.
D’autres éditeurs DVD cités plus haut avaient publié quelques titres Roman Porno bien avant ce coffret paru chez Éléphant Films. Il faudrait cependant souligner que rien de semblable à celui-ci , à cette échelle, n’a jamais vu le jour hors du Japon.
Ce qui soulève la question de qui sont ceux/celles qui arrivent à découvrir ces films et à réfléchir autour d’eux. Et au-delà de la réception et d’un public qui pourrait s’élargir, quelles autres lectures peuvent être accomplies, venant d’ailleurs et d’autres orientations.
Le coffret a ce mérite intéressant de proposer un éventail d’archétypes de corps féminins de l’ère Showa, de celui tendre et fertile, mou comme du tofu de Tani Naomi (L’Extase de la rose noire), qui se prête avec aise à la mémoire des cordes, à ceux de Takada Miwa (Lady Karuizawa) et Izumi Jun (Angel Guts: Red Porno) qui annoncent quelque chose de plus contemporain, plus élancé et moins sédentaire que celui de Tani. Ces corps racontent l’histoire des femmes de l’après-guerre au Japon, d’un mouvement qui s’est écrit autrement. Un excellent point de départ pour une discussion qui n’aurait pas une teneur exclusivement masculine.

Yangyu Zhang.

Plus d’informations sur le coffret ici. 

À lire aussi :

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