ETRANGE FESTIVAL 2023 – Kennedy d’Anurag Kashyap

Posté le 19 septembre 2023 par

Cela faisait plusieurs années que le réalisateur indien Anurag Kashyap avait disparu des salles européennes. Depuis la sélection de Raman Raghav 2.0 (The Mumbai Murders, pour la sortie française) en 2015 à la Quinzaine des Réalisateurs, les spectateurs occidentaux devaient s’en remettre aux plateformes de streaming pour regarder ses derniers films. Avec Kennedy, le cinéaste fait son retour dans les festivals, et assume un tournant résolument politique. D’abord présenté à Cannes en mai, le long-métrage vient d’être projeté à L’Etrange Festival 2023.

Si vous n’aimez pas les ballets, symphonies et concertos de Tchaïkovsky, mieux vaut passer votre chemin. L’œuvre du compositeur russe domine la mise en scène dramatique et presque fataliste du dernier long-métrage d’Anurag Kashyap. Kennedy, du surnom que s’est donné le personnage de cet opéra politique et tragi-comique, est introduit par une voix rauque, semblable à celle d’un revenant. Alors qu’un tourne-disque fait résonner une partition dramatique, un homme pèle minutieusement une pomme, assis sur le canapé d’un appartement luxueux. Sans parole, sans justification, la violence déroule alors son poison. Chaque mouvement est précis, chorégraphié. L’homme tue le propriétaire des lieux, se change avec ses vêtements, vole son sac, et prend l’ascenseur aux côtés d’une femme mystérieuse qui éclate nerveusement de rire à sa vue. 

Le scénario est somme toute assez simple : un ancien policier joue au meurtrier pour ses supérieurs afin de mettre la main sur le gangster qui a tué son fils. Mais malgré des ficelles un peu trop attendues, Anurag Kashyap réussit à maintenir un rythme et un mystère qui tiennent en haleine le spectateur jusqu’au bout. Les influences de ses précédents films sautent aux yeux : la vengeance, déjà leitmotiv de Gangs of Wasseypur (2012), la corruption et le pouvoir de la police, thème majeur de la série Sacred Games (2018), dont il réalisa la première saison, ou encore la violence exacerbée qu’on trouvait déjà dans Raman Raghav 2.0. 

Kennedy se distingue toutefois de toutes ces œuvres par un positionnement ouvertement politique et critique, qu’on observait bien sûr auparavant chez Kashyap, mais sans cette dimension écrasante et vindicative. Cela faisait d’ailleurs six ans le réalisateur n’avait pas écrit son propre scénario. Et c’est en six jours qu’il a finalisé celui-ci. Anurag Kashyap tient à l’affirmer : tout est basé sur une réalité. Aucun nom n’est bien sûr mentionné, mais les clins d’œil aux leaders économiques (groupe Ambani) et politique (gouvernement Modi), sont évidents. L’histoire se déroule pendant la pandémie de Covid-19, dans une Inde masquée mais pas totalement confinée. La police, souvent respectée dans le cinéma populaire – il n’y a qu’à voir l’univers développé par le cinéaste Rohit Shetty et ses superflics, est ici la cible première d’Anurag Kashyap. Marionnette cruelle de pouvoirs sans scrupules, l’institution est trempée dans les pires affaires. Les assassinats sont froids, violents, dépourvus de la moindre humanité. 

Le portrait que Kashyap peint de la société indienne se veut ainsi le miroir d’un système qui aliène les individus et pousse tout un chacun à prendre des libertés avec la démocratie. Mais est-ce ce seul système qui pousse à la folie meurtrière ses citoyens, ou la violence est-elle ancrée plus profondément dans les psychés ? C’est à cette question prévalente dans sa cinématographie que le réalisateur tente de répondre une nouvelle fois avec Kennedy, mais souvent maladroitement. L’ambivalence du personnage se perd dans des répétitions, des effets dispensables et un manque de subtilité émotionnelle qui force artificiellement l’implication du spectateur, qui peut percevoir facilement les rouages à l’œuvre. Et c’est là finalement tout le problème du long-métrage : il ne surprend pas. Les personnages virent petit à petit aux stéréotypes, et les acteurs peinent à apporter de la nuance à leur jeu. Rahul Bhat (Kennedy/Uday Shetty), habitué du cinéma de Kashyap, semble disparaître derrière l’idée de l’homme qu’il interprète, au lieu de l’incarner, tandis que Sunny Leone, dont le talent n’est plus à prouver, tente vainement d’inculquer de la profondeur à la demoiselle en détresse qu’elle interprète. 

Cela est d’autant plus regrettable que la réalisation générale s’approche du sans-faute. Les scènes de violences débridées et de poursuites infernales sont une grande réussite et s’inscrivent dans une esthétique typique des cinémas indiens contemporains, qui n’ont pas peur de choquer. Les tons sont sombres, et oscillent entre la froideur, les néons de la nuit et le réalisme du jour. Les plans les plus beaux sont sûrement ceux mettant en scène un poète engagé, qu’on observe avec fascination scander ses vers au sein d’un club aux lumières rougeoyantes. Le visage peint de blanc et maquillé de façon ostentatoire, il est la copie conforme d’un acteur de théâtre kabuki. La caméra le filme de près, comme aucun autre personnage du long-métrage, et laisse transparaître la rage et la force d’une jeunesse indienne méprisée et écrasée par des forces hors de portée.

Les scènes s’intéressant au rapport à la mort et à la culpabilité du personnage sont aussi l’illustration d’une parfaite maîtrise scénographique, et ne sont pas sans rappeler, dans un autre registre, le remarquable long-métrage du pakistanais Zarrar Kahn, In Flames (2023), hanté par de similaires cadavres.

Kennedy est, somme toute, un film témoignant d’un réel savoir-faire, mais qui peine à trouver son identité et perd son souffle dans une narration un peu trop classique et un final attendu. Le courage d’Anurag Kashyap est toutefois à saluer : dans une Inde aux prises depuis des années avec un système politico-économique corrompu et brutal, rares sont les cinéastes qui osent aussi ouvertement s’en prendre aux institutions par crainte de ne pas être diffusés ou financés. Entre discours conformiste, prudent ou critique, le réalisateur a catégoriquement tranché.

Audrey Dugast

Kennedy de Anurag Kashyap. Inde. 2023. Projeté à L’Étrange Festival 2023