FFCP 2024 – Land of Happiness de Choo Chang-min : l’ordre et l’amoral

Posté le 30 novembre 2024 par

Quelque chose semblerait manquer dans une édition du Festival du Film Coréen à Paris (FFCP) si on n’y trouvait pas un drame historique explorant l’histoire de la Corée. Cette année, Land of Happiness de Choo Chang-min remplit un double rôle. Il s’agit à la fois de l’ultime film de Lee Sun-kyun et d’un film qui essaie de proposer un point de vue singulier sur l’assassinat de Park Chung-hee.

Cette fois, le film ne s’organise pas autour de la nuit de l’assassinat, ni des jeux de pouvoir et de motivation qui y ont menés dans l’ombre, mais autour du procès de Park Tae-ju (incarné par Lee Sun-kyun, tout en retenue) très évidemment inspiré du personnage de Park Heung-ju, aide de camp de Kim Jae-gyu, le directeur de la Korean Central Intelligence Agency, assassin du président dictateur. Le film présente le duel judiciaire quant au sort de ce personnage du point de vue de l’ambitieux avocat Jung In-hoo (joué par Cho Jung-seok), inspiré de la figure historique de Tae Yoon-ki, confronté au cruel militaire qui essaie de profiter de la situation, Jeon Sang-doo, joué par Yoo Jae-myung derrière lequel on devine évidement le futur président Chun Doo-hwan. Le titre ironique désigne la période de doute allant de l’assassinat au coup d’Etat militaire de décembre.

D’emblée, on est confronté à ce choix esthétique : les personnages présentés ne sont pas les personnages historiques, le récit s’autorise donc des libertés pour jouer sur des effets de suspense alors que la fin tragique reste en fait inévitable. Cela donne plus de liberté au récit pour se mouvoir mais risque aussi fréquemment le travestissement des événements historiques. Jung In-hoo n’est pas son modèle, vétéran avant de devenir avocat, mais un personnage désillusionné, dont on comprend au fur et à mesure que le père est mort pour ses idées, ce que le fils n’arrive pas à accepter, et qui le pousse à rejeter la figure de Park Tae-ju, militaire intransigeant, fier face à son destin, alors qu’il sait qu’il n’y a aucune issue possible, et qu’il ne reverra pas ses propres enfants. Le long-métrage joue sur les différents ressorts du film de procès, des stratégies pour éviter le huis-clos aux scènes de confrontation au tribunal, en passant par les brutales séquences d’intimidation de l’avocat par les militaires.

L’un des éléments un peu perturbants est d’ailleurs la juxtaposition de ces séquences de rappels violents à la réalité, qui mettent en scène l’impuissance face à la machine militaire, et des scènes où le héros semble soudain pouvoir pénétrer dans une résidence surveillée, sans rien avoir à craindre des soldats qui essaient de l’arrêter, poussé par la seule force de ses convictions. Le critère de dangerosité des antagonistes semble être déterminé principalement par qui leur donne les ordres. Quand c’est le « méchant », les conséquences redeviennent réalistes, mais quand cela sert l’intrigue, tout redevient possible. L’itinéraire du héros est assez balisé, l’arriviste anti idéaliste finit par accepter les pires humiliations une fois qu’il s’est identifié aux enfants de son client et que, après avoir développé une complicité avec lui, il devient prêt à le défendre. Pourtant ses autres relations sont présentées de façon un peu schématiques, les personnages féminins sont par exemple plus survolés que développés. De même, le point de vue de Park Tae-ju reste finalement assez secondaire, le film comptant surtout sur le charisme de Lee Sun-kyun et son incroyable voix pour lui donner une épaisseur et le double de Chun Doo-hwan est un antagoniste assez caricatural, principalement caractérisé par sa méchanceté.

Ces choix s’expliquent parce que le réalisateur essaye de se démarquer en présentant un point de vue différent, pour éviter la redite avec The President’s Last Bang, L’Homme du Président ou même le tout récent 12.12 The Day. Après la satire, le drame psychologique ou l’exploration des conséquences de l’événement, un pas de côté permet d’éviter la comparaison trop frontale. Park Heung-ju est une figure intéressante, premier exécuté parce que militaire en activité au moment de l’assassinat, obéissant aux ordres mais étant l’un des rares à connaître l’identité de la cible de l’opération… La transformation des personnages par la fiction sert peut-être aussi au film à se dédouaner, et à éviter de prendre directement position ; en effet, si du point de vue européen l’assassinat du dictateur peut-être assimilé à un pas vers la démocratisation du pays, le président Park Chung-hee reste une figure débattue en Corée, avec de nombreux partisans. In fine, on ne saura jamais exactement quelle hypothèse est la bonne parmi celles qu’on formule pour expliquer ce qui a déclenché les événements de la soirée du 26 octobre 1979, et les raisons précises qui ont motivé chacun à changer par les armes le cours de l’histoire de leur pays. Il n’est pas non plus anodin de présenter le personnage en Socrate du Criton, prêt à assumer l’obéissance aux règles de la cité même si cela revient à accepter la mort, alors qu’il s’agit d’un militaire, puisqu’on se trouve justement à l’aune d’un nouveau coup d’Etat militaire, comme pour présenter une figure positive de militaire séditieux, opposé à l’affreux Jeon Sang-Doo. Étant donné la place de l’armée dans la société et l’imaginaire sud coréen, pour rendre le film plus consensuel, il faut parfois arrondir les angles…

Land of Happiness remplit honnêtement son contrat, mais il souffre d’être comparé aux autres films sur le sujet, souvent plus ambitieux. Il a au moins le mérite de tenir le cap de son point de vue latéral, pour garder une identité propre. Ce n’est hélas pas le rôle le plus intéressant de Lee Sun-kyun, mais c’est pourtant la dernière fois que nous entendrons sa voix dans une nouvelle œuvre, et force est de constater que jusqu’au bout il aura conservé une aura particulière, une capacité à s’imposer à l’écran, sans jamais écraser les autres acteurs, mais au contraire en aidant à les mettre en valeur, et sa simple présence justifie de donner une chance à Land of Happiness, surtout si on n’a pas vu ses modèles.

Florent Dichy

Land of Happiness de Choo Chang-min. Corée du Sud. 2024. Projeté au FFCP 2024