Stephen Sarrazin présente dans DC Mini, nom emprunté à Kon Satoshi, une chronique pour aborder « ce dont le Japon rêve encore, et peut-être plus encore ce dont il ne rêve plus ». Ce mois-ci, hommage à Osugi Ren, décédé le 21 février 2018 dernier d’une insuffisance cardiaque aiguë, à l’âge de 66 ans.
Dire du cinéma japonais qu’il sommeille dans son ambition depuis bientôt quinze ans ferait écho à cette phrase de Jacques Derrida au sujet de mot ‘âme’ (écrivant sur Paul de Man) et comment elle nous parle à la fois de la vie et de la mort, et nous fait rêver d’immortalité. Voilà ce qui semble se jouer à l’heure où ce cinéma peine à s’éteindre. Le printemps livrait l’annonce de la disparition de Takahata Isao, co-fondateur du Studio Ghibli, mais aussi la rumeur que Kitano Takeshi allait quitter sa société Office Kitano (un bruit de fond depuis plus d’une décennie) pour se consacrer à sa nouvelle entreprise T N Gon Inc, et à la périphérie des cultures de l’image au Japon, le Araki-bashing en cours suite au texte nécessaire et révélateur de Kaori, sa muse d’autrefois (1), qui signale enfin qu’on ne pourra plus dire n’importe quoi sur le désir des jeunes Japonaises. A tout cela répondent les nouvelles d’un nouveau Kawase avec Juliette Binoche ou d’un prochain Kore-eda (à nouveau à Cannes en compétition) encore avec Binoche et l’autre grande marraine du festival du Film Français à Tokyo, Catherine Deneuve (2).
Le 21 février 2018, nous apprenions la mort de l’immense acteur Osugi Ren, qui avait non seulement tourné avec les plus importants cinéastes de genre au Japon, apparaissant au début de sa carrière dans des pinku, des films yakuza (auxquels il restera fidèle), mais qui incarnait également un gage de crédibilité chez Kitano, Tsukamoto, Miike, Masayaki Suo, ainsi que chez Kurosawa et Kore-eda ou chez Hiroki Ryuichi dans un de ses plus grands rôles, I am an S/M Writer (2000).
Magistral dans Outrage Coda de Kitano, emblématique d’une nouvelle école de dirigeant yakuza, ou dans Shin Godzilla de Anno/Higuchi dans lequel on le retrouve en tant que Premier ministre où il joue du moindre pli de son visage, souvent cadré en gros plan, afin d’établir un inventaire des doutes qui le cisaillent, sa disparition sonne le glas du jeu dans le cinéma japonais. Osugi a eu le courage de se montrer lâche, fidèle, fourbe, odieux, résigné, condamné, à travers un parcours qui remonte à 1980, composé de films et feuilletons télé. Il était lui-même devenu animateur d’une émission de voyage.
Dans son élégant recueil d’aphorismes, The Terror of Evidence, le philosophe Marcus Steinweg propose qu’à l’intérieur du jeu (entendons ici ‘jouer à être quelque chose’), ‘le sujet s’ouvre à une réalité instable et doit se mesurer à l’impuissance élémentaire de celle-ci’(3). A l’image de ce policier terrassé qui fait de Kitano un peintre dans Hana-Bi, ou ce spectre qu’on ne dévoile jamais dans le sac du film Audition de Miike Takashi, un sac à l’âme.
Un des derniers acteurs japonais qui aura contribué à écrire l’histoire contemporaine de ce cinéma qui se rêvait immortel.
- (1) Retour sur Takahata Isao, et sur Araki, dans les prochaines semaines.
- (2) Il faut bien entendre tout cela dans le contexte du Japon : Catherine Deneuve et Juliette Binoche restent les plus célèbres actrices françaises aux yeux des Japonais et rassurent les distributeurs de part et d’autre. Le public de Tokyo aura peut-être découvert le film récent de Claire Denis, celui qui révélait une autre Binoche, éblouissante, triste témoin de la désincarnation du masculin français, du banquier à l’acteur, lors du dernier TIFF, ou de la énième Semaine des Cahiers du Cinéma à l’Institut Français. On ne compte plus cependant les films récents avec Deneuve, prodigieuse, jamais sortis à Tokyo. Soulignons que le festival du Film Français, qui connut son âge d’or à Yokohama, retrouvera cette ville pour sa prochaine édition.
- (3) The Terror of Evidence, Marcus Steinweg, MIT press, 2017.
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin
À lire tous les seconds mardis du mois sur East Asia
DC Mini : un appareil à sonder les rêves des personnages du film Paprika, de Kon Satoshi, adapté du roman de Tsutsui Yasutaka.
Troisième chronique Japon pour un site consacré au cinéma : la première, No-Otaku, remonte au tournant du millénaire, pour Objectif Cinéma, que menait Bernard Payen de la Cinémathèque Française, la seconde, SoOtaku, plus conséquente, fut pour les Cahiers du Cinéma, avec le concours de Laurent Laborie et Jean-Michel Frodon. Enfin, celle-ci pour East Asia, avec Victor Lopez. Une chronique pour aborder ce dont le Japon rêve encore, et peut-être plus encore ce dont il ne rêve plus.
À cet égard, Kon Satoshi, qui a réalisé une œuvre sans faute, faite de strates, incarne un des derniers grands rêves du cinéma japonais, profondément lié à l’histoire de cette cinématographie (Millenium Actress) mais aussi à ce qui créait fractures et autres tremblements dans le Japon contemporain (Perfect Blue, Paprika, Paranoia Agent, Tokyo Godafathers).
Une oeuvre toujours à proximité. Une parenthèse pour souligner une complicité qui remonte au moment de la sortie au Japon de Perfect Blue, que je signalais à un collègue qui programmait la sélection asiatique d’un festival canadien. Le film fut récompensé, et je découvrais par ailleurs que Ikumi Masahiro, qui avait composé la musique du film, était déjà un ami de Tokyo. Un premier entretien pour HK Extrême Orient eut lieu, et par la suite, Kon Satoshi et moi nous discutions en amont de chacune de ses sorties, souvent dans son studio. Affiches et livres dédicacés, scellées.
Cette chronique accompagne le moment où j’exhumais l’affiche de Paprika, suite à une conférence donnée à Edinburgh.
Stephen Sarrazin.
À lire aussi :
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 1 : Unforgiven (sur Dans un recoin de ce monde)
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 2 : Dimmer (sur Vers la lumière)
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 5 : Osugi Ren, last man standing
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 6 : Festival des ex, les aléas de Tokyo Filmex