Jiongjiong Qiu est un artiste peintre qui s’adonne au cinéma depuis 2006. C’est l’un des secrets les mieux gardés de Chine. En 2022, le Festival international du film de Rotterdam a proposé une rétrospective de l’œuvre de Jiongjiong Qiu, soit 6 films documentaires et un film de fiction : A New Old Play, Prix spécial du jury au Festival de Locarno en 2021. Retour sur une œuvre singulière qui en raconte autant sur le réalisateur et sa famille que sur la Chine du XXè siècle.
Cette rétrospective est l’occasion de revenir en détails sur l’œuvre de Qiu, encore méconnue mais ô combien importante dans le paysage chinois. Soulignons que Qiu est tout de même soutenu dans l’hexagone puisque A New Old Play est une production franco-hongkongaise.
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Une affaire de famille
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Depuis les années 1990, le cinéma documentaire indépendant chinois est un terrain d’expression créatif particulièrement florissant. Ausculter la violence et la facticité du pouvoir étatique, figer les vestiges du passé maoïste, peindre les réalités sociales et économiques, recueillir les témoignages sur un pays en mutation accélérée, archiver un patrimoine mis en danger par une politique du BTP impitoyable : les possibilités du documentaire sont grandes. En 2006, l’artiste Jiongjiong Qiu s’est mis au documentaire dans un but plus autobiographique. Ses premières œuvres sont consacrées aux membres de sa famille, l’occasion de mettre en valeur des êtres pittoresques peu avares d’histoires et d’anecdotes.
Dans son premier documentaire, The Moon Palace, Jiongjiong Qiu met en scène ses parents, propriétaires d’un restaurant, et ses clients aussi ivres que hilarants. Il explique : « En mai 2006, j’ai appris que mes parents fermeraient leur restaurant, ouvert depuis quatorze ans. Comme cela m’attristait, j’ai décidé d’en faire un film. Le tournage a commencé après les repas quotidiens, dans une légère ivresse ». Ce documentaire propose une galerie de portraits hauts en couleurs, à commencer par son père qui parle de nourriture, d’alcool (il estime qu’au cours de sa vie, il aura bu environ 4 tonnes d’alcool, ce qui est très raisonnable quand on convertit en consommation quotidienne), de la poésie de Li Bai (célèbre poète du VIIIè siècle) et de l’opéra du Sichuan. D’autres clients partiellement ou totalement ivres parlent des jeux d’argent (fléau national) et encore de poésie. Et d’alcool. Lors d’une séquence « quiz historique », Jiongjiong Qiu interroge des membres de sa famille sur les acteurs et les hommes politiques de Chine, de Mao à Hu Jintao, en passant par Deng Xiaoping, pour connaître leurs préférences. Les avis sont partagés, Mao étant détesté ou aimé, même si la famille de Qiu a subi la répression politique comme on le verra plus tard.
Le documentaire, home movie forcément ultra-subjectif tourné caméra au point sur le format « entretien » est parsemé de séquences d’ambiances rythmées par du piano ou de la musique traditionnelle sichuanaise, avec plusieurs plans surréalistes créés par surimpression. Par sa subjectivité et son sujet (faussement) réduit à la sphère familiale, The Moon Palace détonne dans la sphère documentaire chinoise. Osons l’écrire, c’est un classique instantané qui mérite sa place dans la liste des meilleurs films chinois.
Le home movie continue d’être le digne héritier de la tradition orale dans les documentaires suivants : dans Ode à la joie (2007), Qiu évoque son grand-père Qiu Fuxin, célèbre acteur dans une troupe de théâtre du Sichuan. Le film mélange des films d’archives et la préparation d’une soirée en hommage à l’acteur à l’occasion des 20 ans de sa mort. En 2021, Qiu Fuxin sera le sujet principal du film de fiction A New Old Play.
Dans My Mother’s Rhapsody (2011), Qiu tire le portrait de sa grand-mère, une femme forte née en 1926 et qui a quitté sa famille bourgeoise pour rejoindre par amour la troupe de théâtre itinérante du Sichuan. Elle a traversé la pauvreté, la guerre civile, l’arrivée au pouvoir des communistes et la campagne anti-droitiste lancée en 1957, qui a durement réprimé, enfermé et assassiné toute personne critiquant (ou pas) le pouvoir de Mao. Comme dans Ode à la joie, ce portrait est l’occasion d’en savoir plus sur la fameuse troupe de théâtre du Sichuan, héritage familial fondamental pour Qiu.
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Histoire(s) de la Chine
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Une histoire de famille est forcément aussi une l’histoire d’un pays, surtout quand ce pays est la Chine du XXè siècle, frappée par la guerre civile de 1927 à 1950 et meurtrie par les crimes du maoïsme (réforme agraire, campagne anti-droitière, Révolution culturelle). L’histoire familiale de Qiu, largement artiste via la troupe de théâtre du Sichuan, est donc logiquement marquée par les censures et la rééducation par les camps de travail… L’Histoire avec une grande hache. Avant d’aborder cette partie très politique, place aux faits divers et aux historiettes de mœurs.
Dans Portrait de Mr Huang (2009), un policier à la retraite se remémore les histoires criminelles marquantes de sa carrière. On passe de l’horreur (un homme qui tue sa femme et son amante et les découpe en morceaux pour vendre leur viande au marché ; l’homme ne montrera aucun regret avant son exécution) à un groupe d’assassins en cavale réfugiés dans une cave pendant plusieurs jours à canarder sur les policiers. Ils mourront gazés et asphyxiés. Des frasques criminelles racontées de telle sorte qu’on dirait du Mark Twain. La face sombre (mais racontée avec détachement et humour) de la Chine du quotidien.
Avec Madame (2010), c’est une autre face cachée de la Chine : Fan Qihui, créateur de mode et costumier pour le cinéma, est un transformiste qui devient la nuit Madame Bilan de Linphel et se produit dans des clubs de Beijing en chantant des ritournelles d’amour impossibles à la Marlene Dietrich ou à la Barbara. Le documentaire alterne les séquences de chansons et les entretiens avec Fan Qihui. Il y raconte notamment les rencontres homosexuelles dans les parcs de Beijing, la prostitution, le jour où il a contracté la syphilis ou son voyage épique à Canton, digne d’un roman de Hubert Selby Jr ou d’un film de Gus van Sant. Définitivement une autre facette de la Chine.
On retourne dans le passé politique avec Mr. Zhang Believes (2015), un documentaire beaucoup plus ambitieux sur le plan formel car le témoignage de Zhang est largement mis en scène de manière fictionnelle dans les coulisses d’un théâtre. Des acteurs y jouent Zhang adolescent, les membres de sa famille, ses amis, et même Mao Zedong et Tchang Kaï-chek. Né dans les années 1930 dans une famille proche du pouvoir des nationalistes du Kuomintang, Zhang a rejoint le Parti communiste dès son adolescence. Pourtant, dès la prise de pouvoir de Mao, il est mis de côté en raison de l’engagement politique de ses parents. En 1958, pendant la campagne anti-droitière, il est jeté en camp de rééducation. Il y restera près de 20 ans avant d’être libéré et réhabilité à la fin des années 70. Moment fort du film : les séances d’auto-critique où Zhang finit par se persuader qu’il est coupable de faits qu’il n’a jamais commis.
Si les emprisonnements et assassinats de la campagne anti-droitière sont encore largement tus par le Parti communiste chinois, Jiongjiong Qiu n’est pas le premier documentariste à aborder le sujet. En 2004, Hu Jie a réalisé En quête de l’âme de Lin Zhao, un film de trois heures consacré à Lin Zhao et dont l’histoire est similaire à celle de M. Zhang. Issue d’une famille bourgeoise, Lin Zhao rejoint le Parti communiste à l’adolescence mais fut condamnée aux travaux forcés pour critique du régime en 1957 et finalement exécutée en 1968 pour avoir refusé de faire son autocritique. En 2007, dans Fengming, chronique d’une femme chinoise de Wang Bing, une septuagénaire raconte sa vie et y évoque notamment l’arrestation de son mari en 1957 et sa mort dans le camp de rééducation de Jiabangou. Wang Bing s’inspirera de cette histoire en 2010 dans son film Le Fossé. Des films (faut-il le préciser ?) non distribués en Chine.
Pour son premier film de fiction, A New Old Play, Jiongjiong Qiu raconte l’histoire de son grand-père Qiu Fuxin, des années 1920 à 1987. Le film, long de 3 heures, reprend la forme de Mr. Zhang Believes : tout est joué en théâtre dans un décor de carton-pâte. La vie est un théâtre, n’est-ce pas ? Et quoi de plus normal d’utiliser la scène théâtrale pour narrer les aventures d’une troupe ? Le film commence par la mort de Qiu Fuxin, accompagné dans l’au-delà par deux drilles déguisés en bœuf et en cheval. Dans ce purgatoire plutôt sympathique où l’on peut plaisanter, manger, boire et s’adonner aux jeux d’argent, Qiu Fuxin revoit les principales étapes de sa vie : sa découverte du théâtre à 7 ans, l’apprentissage du métier de clown, la création du « Nouveau Nouveau Théâtre du Sichuan », les amours, l’opium, l’avènement du Parti communiste chinois et l’obligation de changer de répertoire, la famine, la répression politique et les camps de rééducation. Le ton y est bien plus badin et léger que dans Mr. Zhang Believes : l’addiction à la drogue, l’extrême pauvreté et la dictature politique y sont narrées comme une farce. Il n’y a jamais de colère ni de revanche rétrospective de la part de Jiongjiong Qiu. Plutôt de la joie de vivre d’un « cirque fellinien » dans le Sichuan. Film doublement historique (sur la Chine et sur sa le grand-père du réalisateur) et fiction largement inspirée de faits authentiques, A New Old Play est une synthèse de l’œuvre de Qiu depuis 2006. On se demande quelle sera la suite.
Marc L’Helgoualc’h