Présenté dans le cadre du Black Movie de Genève, section 69% spiritueux, le dernier long métrage de Zhang Yang, Paths of the soul est un voyage exceptionnel : le choix de la section n’est pas anodin, la spiritualité est au cœur du film, mais pas uniquement… Nous prenons la route en compagnie de notre partenaire Art Pas Net, qui a vu le film pour East Asia.
Calés au fond de notre siège, nimbés de la lumière du grand écran, nous plongeons dans une aventure cinématographique sans pareil, où nous suivons une communauté se préparant pour un pèlerinage vers Lhasa [1], ville abritant le Palais du Potala [2], lieu de recueillement de tous les pèlerins, avec pour destination finale la montagne sacrée, surnommée « Kang Rinpoche » [3], titre original du film de Zhang. Le réalisateur va nous emmener loin, plus que nous l’imaginions, au delà des distances géographiques, de la profondeur de la dévotion, que nous soyons croyants, ou pas.
Zhang décide avec ce film de nous faire suivre ce périple de plus de 2 000 km en un récit linéaire et chronologique, et pourtant bien loin d’être ennuyeux ! Des préparatifs à l’arrivée au « Kang Rinpoche », sur la carte ci dessous le pèlerinage démarre aux frontières de 3 régions limitrophes : le Sichuan, le Yunnan & l’Est du Tibet :
Zhang y a beaucoup voyagé et fut très touché par ce qu’il y avait vu et découvert. Il lui a fallu 15 ans de recherches et plus d’1 an de préparation pour tourner dans ces contrées escarpées il y a 2 ans. Il visita de nombreux villages pour ses repérages, y a même habité et l’un de ses fils l’hébergea pendant le tournage.
Il commença par filmer quelques scènes du quotidien, comme nous le retrouvons au début du film avec des femmes préparant la tsampa [4] dans des bols, s’affairant autour d’un four, ou bien des hommes coupant du bois, des gestes répétés depuis des siècles, saisis dans un décor naturel époustouflant de hauts plateaux et de vallées abyssales.
Zhang chercha longuement ses protagonistes pour Paths of the soul, il avait d’abord visité des villages du Yunnan, cependant cela ne correspondait pas à ce qu’il voulait mettre en image, il préféra donc choisir des villageois du Sichuan parmi le peuple Khampa [5]. De nomade, ce dernier devint au fil du temps sédentaire, s’établissant dans toute la région en cultivant de l’orge, élevant des buffles et s’occupant de la transhumance des yacks. Lorsque dans le film le pèlerinage se profile pendant les discussions, les villageois se concertent pour décider qui restera au village pour s’occuper notamment des troupeaux, de la bergerie, des personnes âgées et des enfants.
Zhang capte ainsi ces traditions séculaires avec attention et précaution, il dut se familiariser avec ses hôtes pour se faire accepter, car les villageois ne savaient pas ce qu’était le cinéma et l’idée même de ce que pouvait être un tournage. Le réalisateur montra patte blanche pour les convaincre de participer au film, car il leur fallait apprendre à se connaître, gagner une confiance mutuelle. Ce projet titanesque allait être une expérience des plus frappantes et marquantes pour tous, villageois comme équipe de tournage.
De ces rencontres, Zhang confia les rôles à 11 non professionnels pour incarner ses protagonistes à l’écran, le groupe se constitue autour de Nyima, avec en figures principales un vieil homme, une enfant et une femme enceinte.
Tous ceux ayant choisi de partir vendent ce qu’ils ont, par exemple leur maison, pour s’équiper en contrepartie : au marché ils vont acheter des paires de chaussures, des toiles pour faire des tabliers…, remplir des jerricans d’eau, affrétant ainsi une charrette de toiles de tente, couvertures, peaux, vaisselle, ustensiles, outils… le tout tiré par un petit tracteur. L’argent que le groupe garde sert pour se nourrir, et surtout pour les offrandes à faire aux moines lorsqu’ils parviendront à Lhasa et au « Kang Rinpoche », à certaines étapes des membres du groupe travaillent même pour subvenir à leurs besoins ou payer des pièces de rechange pour le tracteur.
Il n’est alors aucunement question de retour ou d’abandonner en cours de route, et c’est ce que Zhang filme avec minutie, ce choix spirituel irrévocable de cheminer à pieds, et ce, par n’importe quel temps. Nous y sentons la durée par le déroulé des saisons quand le groupe change de vêtements, se baigne dans le cours d’une rivière bondissante, ou bien par les cimes verdoyantes ciselant le ciel cyan et les cols enneigés sur lesquels soufflent des blizzards mordants, par l’état des tabliers et des chaussures s’usant rapidement à force de frottements contre le sol lors des prostrations [6] (pendant le film, dans un village, nous voyons l’un d’eux négocier 30 paires de chaussures à 20 Yuans [7]), il leur faudra plus d’une année pour atteindre le « Kang Rinpoche », à raison d’une dizaine de km d’avancée au mieux par jour.
Le groupe que suivent Zhang et son équipe parcourt la route 318, allant d’Est en Ouest, nous repérons au fil du film les bornes kilométriques [8] de 3 436 km à 4 504 km jusqu’à Lhasa, représentant les 3 quarts du film et le dernier quart se terminant sur les 1 200 km restants entre Lhasa et le « Kang Rinpoche », c’est une route sinueuse faite d’entrelacs, de côtes vertigineuses, la dangerosité de ce pèlerinage se niche à chaque plan, tout en nous émerveillant par la beauté spectaculaire des paysages tibétains. La mort de proches et les risques de blessures encourus sont plusieurs fois évoqués dans ce « docu-fiction » : des accidents sur la route à cause des conducteurs ne prêtant pas attention aux pèlerins, des éboulements subits de falaises menaçantes… Autant d’épreuves et de stress se rajoutant au périple que Zhang nous conte, avec des imprévus calculés par le réalisateur : l’accouchement de l’une des pèlerins, la collision avec un automobiliste, les éboulis sur la charrette… Même si le scénario n’était pas précisément défini à l’avance, le réalisateur apporta un soin à limiter les risques, répétant plusieurs fois certaines scènes jusqu’à obtenir le résultat requis, réglant les détails de l’accident de charrette, avec le soutien de la post prod pour les effets spéciaux… Outre cet environnement hors normes, alternant canicule et tempête de neige, que vivent les villageois et l’équipe, il faut compter sur ce que le pèlerinage en lui même fait éprouver physiquement au fil de ces mois : courbatures, genoux couronnés, ecchymoses, luxations, mal de tête… Le médecin Huang Yuzhen Zahidorji fit même partie de l’équipe pour assurer les soins nécessaires pendant tout le tournage.
Passés l’éclat des images stupéfiantes et le frémissement à chaque aléa que traverse le groupe, nous sommes ébahis par tant d’abnégation pendant ce pèlerinage, et c’est là où réside toute la force restituée dans le film de Zhang, avoir trouvé la bonne distance entre ce qu’il filme et ce qu’il cherche à nous faire ressentir, car c’était ce qui l’avait motivé au départ, cette émotion indicible qui l’avait marquée en découvrant cette coutume chez les Khampas. En tant que non croyant, il s’interrogea sur ce qui pousse des fidèles à parcourir tant de km, s’imposant ce rythme de prostrations journalières. Ce pèlerinage peut être effectué une fois dans sa vie, mais certains le font tous les 10 ans !
Le Tibet est à la convergence de plusieurs religions et croyances [9], et bon nombre de Chinois sont athées. Zhang voulait ainsi confronter la Chine contemporaine, s’étant très rapidement développée ces dernières décennies, avec le peuple Khampa perpétuant ses traditions séculaires par ce pèlerinage en l’occurrence. L’aspect documentaire de son film tient aux menus détails captés par Zhang lorsque les pèlerins se prosternent par terre. Cela semble protocolaire, mais chaque pèlerin peut adapter sa prostration : certains peuvent faire 20 pas, d’autres beaucoup moins, selon la distance parcourue par jour cela varie de 5 à 10 km, ce qui compte c’est la sincérité que le pèlerin met dans ses prières en apposant le front par terre, lui permettant alors de se souvenir de sa vie et d’expier. Tout au long du parcours, nous voyons des membres du groupe ramasser des cailloux et les empiler sur le bord de la route en « pierres mani » [10], accrocher des drapeaux de toutes les couleurs aux abords de routes, rochers, montagnes, lieux de culte… [11], le voyage jusqu’à Lhassa peut sembler être l’ultime étape lorsque les pèlerins se retrouvent avec les nuées de touristes au Palais du Potala. Néanmoins, l’accomplissement du pèlerinage culmine lorsque le groupe arrive au « Kang Rinpoche ».
Chaque montagne a son propre symbole, celui évoqué par les Khampas est le cheval, et symbole encore plus signifiant pour eux lors du tournage du film, c’était l’année du cheval de bois [12], les pèlerins les plus fervents font jusqu’à 1 000 circumambulations [13] autour de la montagne sacrée !
La spiritualité des Khampas infuse dans le film de Zhang, mais ce qui force l’admiration de façon plus ténue ce sont les actes solidaires dans les épreuves difficiles ou pas, et ce, malgré les problèmes de communication et de compréhension [14]. Le groupe vit sur sa route différents moments de partage avec d’autres où l’on s’offre de l’aide, des conseils.. autour d’un thé, d’un tablier que l’on donne ou d’un hébergement gracieux [15], ou du réconfort lors d’appels sur son téléphone mobile auprès de sa famille ou en chantant pour se donner du courage quand la montée d’une côte se fait trop douloureuse.
Loin de l’image de carte postale d’un Tibet fantasmé qu’il voulait filmer en plans séquence, sans voix off, Zhang obtint la confiance de ses producteurs lorsqu’il proposa ce projet, ils furent touchés par sa démarche et le fait qu’il soit un réalisateur assez connu l’aida beaucoup également. Imaginez, une équipe « réduite » de 30 à 50 personnes selon les périodes, s’obligeant au matériel de tournage le plus léger à emporter, embarquée dans ce périple vivant alors les mêmes conditions extrêmes du groupe de pèlerins, et si elle ne trouvait pas d’hôtels, campant dans des tentes de fortune et mangeant sur le bord des routes. Il fallut une sacrée dose de conviction, voire de foi, pour mener à bien ce projet, couplé pendant 3 mois avec le tournage d’un autre film, une fiction monopolisant elle jusqu’à 150 personnes.
Zhang réussit le pari d’un film complet : aussi beau par son esthétique, l’épure de son récit que par la portée de son sujet. Paths of the soul nous offre ainsi l’une des plus belles expériences de cinéma du festival, où il réalise avec ce film un premier « docu-fiction » maîtrisé, rendant hommage à l’un des peuples les plus mystérieux du Tibet. Nous vous souhaitons de le voir bientôt en salles sur grand écran, surtout, pour faire honneur à la magnificence saisissante de chaque plan, qui vous touchera au cœur et à l’âme ! Dépaysement garanti, nous ne voulions plus quitter notre siège à l’issue de la projection !
Paths Of The Soul de Zhang Yang. Chine. 2015. Présenté au festival Black Movie 2016.
2015 PATHS OF THE SOUL (Kang Rinpoche / 冈仁波齐) 135 mn
2012 FULL CIRCLE (Feiyue laorenyuan / 飞越老人院) 104 mn
2010 DRIVERLESS (Wuren jiashi / 无人驾驶) 105 mn
2007 GETTING HOME (Luoye guigen / 落叶归根) 110 mn
2005 SUNFLOWER (Xiangrikui / 向日葵) 129 mn
2001 QUITTING (Zuotian / 昨天) 112 mn
1999 SHOWER (Xizao / 洗澡) 92 mn [16]
1997 SPICY LOVE SOUP (Aiqing malatang / 爱情麻辣烫) 109 mn
Annotations :
[1] Lhasa ལྷ་ས་ : chef-lieu & capitale administrative de la région autonome du Tibet en République Populaire de Chine, 560 000 habitants, altitude 3 650m
[2] Palais du Potala པོ་ཏ་ལ : composé de 2 palais (rouge & blanc), il fut érigé au 17è siècle, résidence des dalaï-lamas, devint un musée & haut lieu touristique de Lhasa au cours du 20è siècle
© office du tourisme du Tibet
[3] « Kang Rinpoche » གངས་རིན་པོ་ཆེ ou « MangKang » ou « Mont Kailash » : « précieux mont enneigé » plus haute montagne de la chaîne « Gangdise », altitude 6 638 m, est considérée par les Khampas comme un dieu, le centre du monde et est sacrée dans les religions hindouiste, bouddhiste, jaïniste & bön. De ce mont convergent 4 fleuves y prenant naissance : l’Indus court vers le nord représentant le courage du lion, le Gange vers le sud révérant la beauté du paon, le Brahmaputra courant vers l’est à la vitesse d’un cheval, et le Sutlej courant vers l’ouest avec la force d’un éléphant.
[4] tsampa : galette de farine d’orge grillée
[5] Khampa : peuple nomade de la région des plateaux de Kham, aux différents surnoms « les cavaliers du vent », « les brigands gentilshommes », « les guerriers de Bouddha », voulant rester indépendants face aux autorités chinoises & tibétaines, ils s’illustrèrent notamment lors du soulèvement tibétain de 1959, sujet encore à controverse dont l’implication reste contestée
[6] prostration : consiste à claquer ses moufles de bois au dessus de la tête, à hauteur du visage et de la poitrine en psalmodiant des mantras, puis marcher 7/8 pas, effectuer une sorte de reptation en plongeant par terre pour se prosterner, apposer son front contre le sol en pensant à son incantation, se relever et recommencer
[7] 600 Yuans = 83€
[8] bornes kilométriques : le km 0 est la ville Shanghaï
[9] religions & croyances présentes dans la région : le Bön, le Bouddhisme, l’Hindouisme, le Jaïnisme, l’Islam, le Christianisme, …
[10] pierres « mani » : signes de piété envers les enseignements du Bouddha par les pèlerins que l’on empile, sur ces pierres est inscrit le mantra universel, « Om Mani Padme Hum » སྤྱན་རས་གཟིགས་
[11] drapeaux de couleurs : portant des prières avec une couleur dédiée à un élément de l’univers (bleu : l’espace, blanc : l’air, rouge : le feu, vert : l’eau, jaune : la terre), soufflés par le vent dispersant ainsi leurs vœux aux divinités & aux humains
[12] le cheval : le Brahmaputra coulant du « Kang Rinpoche » vers l’Est est important dans les croyances des Khampas, de plus fin janvier 2014 commença l’année du cheval de bois, période du tournage du film
[13] circumambulation ou « kora » སྐོར་ར : pratique & pèlerinage propre au Tibet, consistant à faire le tour d’un objet ou d’un lieu sacré dans le sens contraire des aiguilles d’une montre (sinistrogyre), une « kora » autour du « Kang Rinpoche » peut prendre plus de 3 jours sur environ 50 km à une altitude de 4 600 m
[14] dialectes : les pèlerins se croisant sur les routes se comprennent à peu près, saisissent quelques mots courants (en tout cas, pas ceux du Mandarin), utilisent beaucoup les gestes pour communiquer & se faire comprendre. Par ex les Tibétains de l’Amdo (les Amdowas) ou ceux du Tibet central (l’Ü-Tsang) ne parlent pas le même dialecte que celui des Khampas (le dialecte de Lhassa, le Ladakhi, le Dzongkha, le Balti sont d’autres variantes du Tibétain).
[15] notion d’échange dans le pèlerinage : par exemple une grand-mère ne pouvant plus marcher charge son petit-fils de faire le pèlerinage pour elle, autre ex la voisine du moine à Lhasa, parent de l’un des membres du groupe de pèlerins, propose de les héberger gratuitement en échange car elle ne peut pas exécuter les prosternations du pèlerinage
[16] empruntable à la bibliothèque du cinéma François Truffaut : côte P ZHAN
Remerciements chaleureux à l’équipe presse du Black Movie & Pascal Knoerr, à Anne-Sophie LEHEC d’Asian Shadows pour le matériel, ainsi qu’à Mai Li pour la traduction.