VIDEO – Apu Sansar de Satyajit Ray : un monde d’amour

Posté le 3 février 2024 par

Dernier volet de la trilogie qui a révélé Satyajit Ray au monde, Apu Sansar (Le Monde d’Apu, 1959) marque l’aboutissement d’une œuvre sans commune mesure en Inde. Après avoir filmé l’enfance et l’adolescence, le réalisateur s’empare de l’âge adulte dans une approche tendre et profondément humaniste qui ancre à jamais son art dans l’histoire du cinéma mondial. Le long-métrage est disponible en France en version restaurée 4K, dans un nouveau coffret exceptionnel, en DVD et Blu-Ray, édité par Carlotta Films.

Apu est désormais un jeune homme. Il vit dans une pièce délabrée au dernier étage d’un bâtiment abîmé par le temps. Ses espoirs de grandes études sont désormais derrière lui par manque d’argent, mais le garçon aux joues encore un peu joufflues reste enthousiaste et rêve d’écrire un grand roman. Comme le lui fait remarquer son meilleur ami, il lui reste toutefois une chose à vivre et à éprouver : l’amour. Apu en rit et balaie la suggestion avec légèreté. Il accepte malgré tout d’accompagner son ami au mariage d’une cousine, dans la campagne de Calcutta. Quand le marié perd la raison quelques instants avant l’union, Apu, déchiré, accepte de prendre sa place pour sauver l’honneur de la jeune fille. Aparna, 14 ans, accepte de quitter son foyer aisé pour le suivre dans la pauvreté. 

Dans la première scène qui les confronte, Satyajit Ray manie avec douceur sa caméra, alternant gros plans sur leurs visages tourmentés et plans larges les dévoilant de part et d’autre d’un grand lit, tournés aux opposés. La peine du réalisateur pour son personnage féminin à peine sorti de l’enfance est verbalisée par Apu, mal à l’aise et inquiet pour celle qu’il vient d’épouser. Sa sensibilité à son égard, son approche attentive et son refus d’autorité contrastent avec les traits habituellement campés par les héros du cinéma populaire. 

Peu de réalisateurs, tous pays confondus, ont finalement réussi à filmer les sentiments humains comme Ray durant toute sa carrière. L’amour ne fait pas exception et Apu Sansar pose la première pierre d’une monumentale ode au respect, au dévouement mutuel, à la complicité et la tendresse, mais aussi au courage de ceux qui aiment. Leitmotiv qui parcourt l’œuvre du cinéaste, l’amour prendra toutes les formes et suscitera tant du regret que du bonheur, aussi court soit-il. Il sera incarné par de nombreuses actrices (ici la légendaire Sharmila Tagore, encore adolescente), mais pas par une multitude d’acteurs : Soumittra Chatterjee, dont c’est le premier rôle, sera l’avatar de l’amant universel, tantôt sublime, tantôt ingénu, tantôt lâche.

Apu Sansar est le film le plus techniquement mature de la trilogie. Entre sa sortie et celle d’Aparajito (1956), Satyajit Ray a réalisé deux autres films plutôt méconnus en France jusqu’à leur redécouverte : La Pierre philosophale en 1958, et Le Salon de musique en 1959, chef-d’œuvre de maîtrise artistique et narrative. Cette latence permet à Ray de débloquer un peu plus de fonds qu’il n’en avait pour ses débuts, et surtout beaucoup plus de temps. Le réalisateur soigne ainsi davantage ses transitions, comme en témoigne une scène magnifique où un écran de cinéma se réduit progressivement jusqu’à devenir la petite fenêtre d’une calèche qui transporte les deux amants aux yeux transits. 

L’évolution des jeux de plans et de caméras s’observe également autour du train, machine et objet qui hante la trilogie d’Apu depuis son premier volet. Symbole de modernité et de progrès, il est poursuivi par Apu enfant et sa sœur, avant d’emporter la famille vers la grande ville quand cette dernière décède. C’est encore lui qui ramène Apu et sa mère dans la campagne rurale, puis qui est inlassablement guetté par celle-ci dans l’attente fatale du retour de l’enfant prodigue. Enfin, il est celui qui emporte la douce Aparna enceinte vers son funeste destin, tandis qu’Apu reste seul sur le quai, encore insouciant. 

Le train serait-il l’incarnation d’un ange de la mort dans l’œuvre de Satyajit Ray ? Il est en tout cas synonyme de terribles bouleversements pour ses protagonistes : dans Le Héros, il soumet en huis clos un acteur torturé à de douloureuses remises en question et le confronte à ses démons. Dans Le Lâche, il devient l’allégorie de l’amour qui file et d’un courage qui n’a pas marqué l’arrêt. Dans Apu Sansar, le sort est néanmoins conjuré. “Est-il né pour survivre ?” se demandait sa mère à la naissance du garçon : la scène finale, absolument bouleversante, montre Apu adulte continuant à avancer vers son destin, portant sur ses épaules son propre enfant. Dans les mains du grand-père les regardant s’éloigner ne demeure qu’un petit jouet en forme de train. 

Monument de poésie et de tendresse, Apu Sansar est l’aboutissement d’un récit d’apprentissage humaniste et fondateur du travail de Satyajit Ray. Une lueur dans l’obscurité du monde, un appel transcendant à l’amour et à l’espoir.

Bonus

Entretien avec Sharmila Tagore et Soumittra Chatterjee (15min): les deux acteurs principaux du film racontent leur expérience du tournage et leur première collaboration avec Satyajit Ray à l’occasion d’entretiens enregistrés il y a quelques années (Soumittra Chatterjee est depuis décédé). 

Pour la jeune Sharmila Tagore, alors âgée de 14 ans, c’est une révélation : “j’étais écolière. Travailler dans les films n’était pas bien vu, ça menait à la débauche aux yeux d’une bonne famille. Mais Satyajit Ray faisait exception : il était très respecté. J’ai vite compris que c’est ce que j’aimais faire le plus au monde. Ray a créé ce magnifique cocon avec deux personnes absorbées par leur relation. ” Elle narre sa première journée de tournage : “mon premier jour de tournage était la scène où Apu ramène Aparna chez lui, à Calcutta. On patientait derrière la porte fermée et Soumittra m’a demandé si j’avais le trac et j’ai dit « non, pourquoi? » Ensuite la voix de Ray a retenti : “moteur, ça tourne, action ». J’entre et il me dit : « avance d’un pas, lève les yeux, regarde à droite, hausse les épaules, soupire. Coupez, excellent, suivant ! »

Il s’agit aussi de la première expérience au cinéma de Soumittra Chatterjee, qui avait d’abord tenté d’obtenir le rôle d’Apu dans Aparajito : “ Satyajit Ray m’a proposé d’assister au tournage de La Pierre philosophale à celui du Salon de musique. Sur ce dernier, il m’a présenté à Chhabi Biswas, l’acteur principal,  auquel il dit  » Chhabi, voici mon Apu pour Le Monde d’Apu« . J’en ai eu le tournis !” Pour se préparer au rôle, Ray lui donne deux pages manuscrites sur le personnage et il se prépare de son côté avec la méthode Stanislavski : « j’ai écrit une biographie d’Apu sous la forme d’un journal intime pour combler les ellipses”.

Audrey Dugast

Apu Sansar de Satyajit Ray. Inde. 1959. Disponible en coffret DVD et Blu-Ray chez Carlotta le 05/12/2023