RETRO – Early Rain de Jeong Jin-woo : la société des apparences

Posté le 5 octobre 2019 par

La cinémathèque coréenne (ou Korean Film Archive) met en ligne depuis 2012 des films classiques coréens. Nous essaierons de vous parler des meilleurs d’entre eux à travers une série de critiques. Cette fois-ci, c’est le tour d’Early Rain de Jeong Jin-woo, sorti originellement en 1966 en Corée du Sud et restauré en 2017.

Dans la Corée des années 1960, une jeune servante travaille dans la grande propriété de l’ambassadeur de Corée en France. Elle envie le statut de la fille de son patron. Un jour, la famille lui fait don d’un beau manteau de pluie blanc, de luxe. Le portant un jour de pluie, elle rencontre un garagiste qui effectue une virée avec le bolide d’un riche client. Tous deux vont se rapprocher en se faisant passer pour ce qu’ils ne sont pas : lui pour le fils d’un homme d’affaires et elle, pour la fille de l’ambassadeur. Une seule règle, se rencontrer les jours de pluie uniquement.

Chacun des deux personnages principaux voit dans les yeux de l’autre la perspective d’une ascension sociale. Le spectateur, au courant de la supercherie, observe le drame du marasme économique de la Corée du Sud dans les années 1960. C’est toute la force de la réalisation de Jeong Jin-woo : il ne laisse aucune place pour le doute et met ses protagonistes d’emblée à nue. Le metteur en scène les décrit comme des gens superficiels, qui usent de petites manipulations pour endosser le costume d’homme et de femme qu’ils ne sont pas, et afin de profiter la situation. La nuance est dans le terme « petite » manipulation : nos deux héros ne passent pas pour de sordides personnages malgré leur propension au mensonge ; ils demeurent seulement de pauvres hères parmi beaucoup d’autres, qui voient en les aléas de la vie la possibilité de s’extirper de leur condition. Par ailleurs, leur romance n’est pas ressentie comme fausse ou même seulement intéressée. Ces jeunes gens se plaisent et s’ils se sont remarqués grâce à leurs apparats luxueux, c’est d’une part car cela les rend lumineux dans les masses grises, et d’autre part car ils se sont comportés avec bienséance l’un et l’autre. Le drame romantique prend alors l’allure d’une double peine : en plus de ne pas pouvoir accéder à la richesse, eux-mêmes se sentent honteux de ce qu’ils sont vis-à-vis de l’autre. Bien que le film arbore une réalisation soignée mais classique, où il n’y a pas d’excès de larmes, la tristesse du propos est extrême.

Early Rain fait partie de ces films coréens désabusés des années 1960, avec l’acteur Shin Jeong-il qu’on retrouve, par exemple, dans A Day Off, sur un ton tout aussi noir. C’est un film issu de la perte de la foi en l’avenir d’une partie de la population. Tout comme les films japonais d’avant-guerre ou les œuvres du néo-réalisme italien, la misère est une composante importante et viscérale de ce cinéma. Elle nous est montrée à l’état brut, avec son lot de drames et de violence. Si on regarde le cinéma coréen contemporain, on voit que certains réalisateurs n’ont pas renoncé à ce pessimisme dur. On peut penser à Kim Ki-duk, qui filme d’ailleurs souvent les Coréens des classes sociales les plus modestes ou les marginaux.

À cette époque, la Corée manque de moyens pour émerger sur le devant de la scène au niveau cinématographique. Sous la coupe de dictatures sévères, étranglée par la pauvreté, son cinéma nous permet rétrospectivement de constater cette violence qui bout. Le personnage de Shin Jeong-il, bien qu’ayant su se montrer charmant auprès de sa prétendante, cède à la brutalité. Il semble être d’ailleurs celui qui vit le moins bien son impossible accès à la bourgeoisie, alors que le focus était à la base mis sur l’attrait de sa compagne pour la mode et le rêve des pays européens. N’est-ce pas cela, au fond, que nous disent ces films ? N’est-ce pas là la trace marquée au plus profond du peuple coréen, qui leur inspire encore aujourd’hui une mise en scène des violences pour laquelle ils sont devenus célèbres ? Early Rain trempe le bout du pied dans le sujet, d’une manière bien moins fantaisiste et donc, plus réaliste, que La Servante, film plus connu de cette époque. Et pour cela, Early Rain mérite notre attention.

Maxime Bauer.

Early Rain de Jeong Jin-woo. Corée du Sud. 1966. Disponible légalement sur Youtube ici.

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