Après une première sélection à la Mostra de Venise et quelques projections à l’occasion de festivals internationaux, voici que Evil Does Not Exist, le nouveau film de Hamaguchi Ryusuke, se fraie un chemin jusqu’au Black Movie Festival. C’est l’occasion de découvrir une œuvre toute en mesure et en délicatesse.
Enveloppé par la neige et la forêt, le village de Harasawa jouit d’une tranquillité rurale, dans laquelle vivent simplement Takumi et sa fille. Cependant, l’équilibre de cette vie rurale est remis en question par un projet immobilier qui vise à installer un site de glamping à proximité. Une session de présentation des plans aux habitants devient l’occasion pour chacun d’exprimer ses craintes quant aux implications de cette nouvelle construction.
Après la montée en puissance de ses derniers films et un prix du scénario décroché au festival de Cannes avec Drive My Car, Hamaguchi nous fait ici une proposition plus resserrée, tant en termes d’intrigue que de mise en scène. A cet égard, on pourrait être tenté de parler d’œuvre mineure, mais ce serait passer à côté du cœur même du film, qui invite à la modestie et à la sincérité. Là n’est pas la place des portraits psychologiques de Senses ou de l’intensité émotionnelle de Contes du hasard et autres fantaisies : Evil Does Not Exist, par son économie de théâtralisation, procède à une exposition sobre de ses enjeux qui invite spontanément à la tendresse.
Le ciel d’hiver qui filtre entre les branches des épineux. L’eau claire d’une source à laquelle on vient puiser. Les pousses de wasabi sauvage, idéales pour agrémenter une soupe. En quelques plans d’une nature tranquille, Hamaguchi plante le décor mais surtout donne le ton d’un écrin dont le mal paraît, effectivement, absent. Lorsque Takumi s’aperçoit qu’il a oublié d’aller récupérer sa fille à l’école, et que celle-ci a entrepris de reprendre seule le chemin de la maison, nos esprits formatés par la fiction et le sensationnalisme s’imaginent un meurtre ou un enlèvement. Pourtant, il n’en est rien : le père retrouve sa fille et poursuit avec elle l’exploration de la forêt environnante.
Le village de montagne qui accueille l’action est ainsi, sans besoin d’insister, défini comme un havre de paix dans lequel les habitants vivent en accord avec eux-mêmes et avec la nature. En comparaison de la frugalité bienveillante qui y règne, l’arrivée d’un projet de glamping paraît aussi grotesque que saugrenue. Pourtant, Hamaguchi ne se contente pas de filmer la collision ubuesque de ces deux mondes, facilité à laquelle une comédie commerciale aurait facilement pu céder. Plutôt, il met dans la bouche des locaux des inquiétudes concrètes sur la manière dont ce projet est susceptible de fragiliser l’équilibre de leur mode de vie.
On s’en doute, si le mal n’existe pas dans cette communauté, nous sommes confrontés au cynisme de l’entreprise aux commandes, pour qui la consultation des habitants n’est qu’une façade hypocrite. Cependant, cette même façade est amenée à se déliter, la contamination se faisant, là encore, dans un sens auquel la majorité de la fiction ne nous a pas habitués. En effet, si mille œuvres nous ont soufflé que l’égoïsme et l’avidité corrompent tout, Evil Does Not Exist propose la vision inverse, dans laquelle, au contraire, les hommes désabusés par le vide de sens dans lequel ils évoluent peuvent aspirer à trouver une existence plus simple et saine.
Paradoxalement, les enjeux peuvent paraître plus faibles que dans les précédents films de Hamaguchi, alors qu’ils concernent au contraire toute une communauté plutôt que les tourments émotionnels d’un individu. C’est qu’il n’y a pas, ici, de dramatisation à outrance, ce qui ne signifie pas pour autant que le traitement reste en surface. Il procède plutôt par petite touches, peu appuyées mais suffisantes, pour illustrer le rôle et les espoirs de chacun dans un tableau qui dépasse leur seule trajectoire. Alors, la sensation d’harmonie vient naturellement sans qu’il paraisse nécessaire de la mettre explicitement en scène.
Ainsi, la sobriété de la réalisation et le dépouillement des plans deviennent, plutôt qu’une faiblesse du film, un relai de son message, qui rendrait toute fioriture, toute surenchère malvenue. De même, sa durée raisonnable, d’une heure quarante-cinq, permet de caresser l’histoire sans s’y enliser en scènes inutiles. On pourrait regretter qu’elle ne permette pas de creuser la psychologie des personnages, mais c’est peut-être justement parce que, comme la forêt environnante, ils conservent leur part de mystère qu’ils peuvent à ce point nous captiver et nous toucher, comme on est d’autant plus fasciné par la vision d’une biche qu’elle n’est élusive.
Fatalement, il peut sembler manquer au tout l’intensité que peuvent transmettre, dans la même retenue, les regards de Yakusho Koji dans Perfect Days de Wim Wenders ou de Lee Kang-sheng dans Les Chiens errants de Tsai Ming-liang, et qui aurait donné l’occasion à Omika Hitoshi, dans la peau de Takumi, de trouver un grand rôle et au spectateur de repartir avec une image marquante. La proposition de Hamaguchi se veut tout simplement différente, se gardant de faire primer l’individu sur la communauté ou l’humain sur la nature, la dernière scène venant d’ailleurs rappeler que tout se fait écho.
En fin de compte, Evil Does Not Exist fait preuve d’un accord de la forme et du fond qui témoigne paradoxalement une fois de plus de l’habileté de Hamaguchi pour la mise en scène, alors même que celle-ci se fait minimaliste et que l’œuvre pourrait presque donner l’air d’un film fauché. Ici, la mesure des ambitions formelles et dramaturgiques résonne avec le propos et, si le résultat est voué à faire moins forte impression que les précédents travaux du réalisateur, il est élégant et honnête et offre une parenthèse bienvenue à nos cerveaux saturés de mots, d’images et de pessimisme. Après tout, on dit bien, en français, que le diable est dans les détails : mais quand tout se veut pragmatique et épuré, que reste-t-il au mal pour se cacher ?
Lila Gleizes
Evil Does Not Exist de Hamaguchi Ryûsuke. Japon. 2023. Projeté au Festival Black Movie 2024.