Cannes 2016 – carnet de bord 5 : Kiss the devil (The Strangers de Na Hong-jin)

Posté le 18 mai 2016 par

Le Festival de Cannes, ce sont des découvertes mais aussi des attentes. Depuis quelques mois, nous bouillonnions d’impatience de découvrir le nouveau film du réalisateur coréen Na Hong-jin, The Strangers (aka Goksung). Grâce à Cannes et sa sélection Hors compétition, c’est maintenant chose faite !

La carrière de Na Hong-jin a commencé il y a huit ans. On peut dire que, jusqu’à présent, le réalisateur coréen a eu une chance de cocu mais surtout un talent monstre. Ses trois films, The Chaser, The Murderer et maintenant The Strangers – remarquez les rimes – ont tous été sélectionnés au Festival de Cannes.

the strangers

« Ils furent saisis de crainte, et même de terreur, car ils croyaient voir un fantôme. Mais Jésus leur dit : « Pourquoi êtes-vous troublés ? Pourquoi avez-vous ces doutes dans vos cœurs ? Regardez mes mains et mes pieds : c’est bien moi ! Touchez-moi et voyez, car un fantôme n’a ni chair ni os, contrairement à moi, comme vous pouvez le constater. Il dit ces mots et leur montra ses mains et ses pieds. » Voilà comment débute le nouveau film de Na Hong-jin, par une citation de l’Évangile selon Luc. Et cela met tout de suite dans l’ambiance.

The Strangers se déroule dans le district de Goksung, aux abords d’un village à l’aspect paisible. Malheureusement, ce calme ne dure pas et le policier Jong-goo doit faire face à un meurtre pour le moins sordide. Alors qu’il essaye tant bien que mal de résoudre cette affaire, une sorte de maladie infecte les villageois. Ils se retrouvent brûlants de fièvre et couverts de pustules. Evidemment, la rumeur dit que le responsable de tous ces malheurs n’est autre que le mystérieux homme japonais qui vient d’emménager et dont on ne connaît rien. Tout bascule quand la fille de Jong-goo présente elle-même des symptômes de démence et de violence ahurissante. Sa belle-mère le convainc alors de faire appel à un chaman. Mais peut-il lui faire confiance ? Le Japonais est-il coupable ? Et que penser de Moo-myeong qui affirme avoir vu le Japonais rôder auprès des morts ?

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Ce scénario touffu et parfois un peu alambiqué aura demandé des années de travail à Na Hong-jin. Et on le comprend tant le film est dense et mériterait d’ailleurs une deuxième vision. Na Hong-jin n’a peur de rien et mélange les genres durant plus de 2h30. Le film commence comme un polar typiquement coréen. Jong-goo, interprété par Kwak Do-won (Nameless Gangster), est un flic un peu flemmard, préférant prendre son petit-déjeuner ou faire une sieste plutôt que de se rendre sur les scènes de crime. Malgré le premier meurtre, très sanglant, montré à l’écran, l’ambiance reste assez légère puisque Na Hong-jin intercale des touches d’humour et de candeur. La petite fille, Hyo-jin, est fraîche et innocente et montre à son père la jolie barrette qu’elle s’est achetée. Bref, malgré ces étrangetés et ces meurtres, la petite famille vit de beaux moments et le spectateur rit. Na Hong-jin a le don de la transition comique, pour notre plus grand plaisir. Par exemple, un plan sur un corps meurtri et quasiment carbonisé laisse place à un autre plan d’un barbecue coréen. C’est osé mais cela fonctionne et le public a le sourire aux lèvres. Cette légèreté est certes contrebalancée par l’horreur montrée à l’écran mais aussi par un propos sérieux, en sous-texte, sur le Japonais, divinement interprété par Kunimura Jun (Outrage), considéré comme l’intrus du village. Il est difficile de pas interpréter le choix d’un étranger japonais, joué par un acteur japonais qui plus est, dans le rôle de cet intrus responsable de tout aux yeux de la population. Le spectateur avisé sait que la Corée du Sud entretient des rapports très tendus avec ses voisins japonais. Même si les générations évoluent, la campagne reste traditionnelle et c’est cette dernière qu’on voit à l’écran. Une campagne craintive, qui a peur de l’inconnu qui débarque.

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Peu à peu, l’horreur pure succède à la légèreté du début. Le mal qui rôde à Goksung envahit l’écran. Il n’est plus question de rire mais plutôt de frissonner devant la barbarie. Pour ancrer encore davantage son propos, Na Hong-jin et son directeur de la photographie Hong Kyung-pyo (Mother, Sea Fog) utilisent les décors comme personnage. Sommaires, les décors ont pourtant une dimension primordiale. Ils s’assombrissent au fur et à mesure du récit et les montagnes étouffent peu à peu les protagonistes. Les premières scènes laissaient déjà présager de l’issue fatale du film. En effet, une pluie battante chez Na Hong-jin n’est jamais bon signe. Et qu’est-ce qu’il pleut dans The Strangers ! Que le ciel devient lourd et se mélange à la boue !

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Mais comme si cela ne suffisait pas, Na Hong-jin ajoute des éléments fantastiques à son récit. Le nouvel habitant du village, le Japonais, est un être humain mais apparaît plus d’une fois sous les traits d’un cannibale, zombie ou autre créature fantastique et maléfique. Le fantastique, genre universel que les spectateurs de tous pays peuvent comprendre, est couplé à la tradition coréenne, le chamanisme, mais également au catholicisme. Il faut savoir qu’il a existé dans le district de Goksung une forte communauté catholique (la Corée étant majoritairement protestante) et que les croyants ont été persécutés par la Corée du Nord pendant la guerre. Ce mélange de codes fantastiques communs à l’Orient et l’Occident, de catholicisme plutôt occidental et de chamanisme totalement coréen donne un cocktail explosif qui aurait pu noyer le film dans l’incompréhension. Au contraire, Na Hong-jin, en cinéaste de talent, utilise tous ces thèmes pour en faire un tout cohérent, notamment lors d’une scène hallucinante d’exorcisme chamanique. Le chaman, joué par l’excellent et excentrique Hwang Jung-min (Veteran), est appelé pour exorciser la petite fille du policier qui semble être possédée par un esprit malin. Cette scène, qui dure de longue minute, donne littéralement des frissons de par son intensité. Les tambours cognent fort, le chaman invoque les esprits et semble danser avec le feu, la petite fille hurle, convulse et se contorsionne. Rarement une scène aussi forte aura été vue ces dernières années au cinéma.

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La dernière demi-heure du film est simplement une folie douce. Le Japonais est de plus en plus effrayant, les cauchemars deviennent réels et il faut compter sur la présence du personnage énigmatique de Moo-myeong, interprétée par Chun Woo-hee (A Cappella), pour brouiller encore davantage les pistes. En dévoiler plus serait gâcher le plaisir des spectateurs.

The Strangers est un véritable coup de poing. Sortir indemne de ces 2h36 de folie est quasiment impossible. Le revoir est une obligation, ne serait-ce que pour mieux savourer ce petit bijou mais aussi pour comprendre ce qui nous a échappé. Au contraire de The Chaser et The Murderer, The Strangers semble moins abordable. Le spectateur se perdra peut-être un peu pendant le film mais qu’importe. Une oeuvre aussi forte a bien le droit d’avoir un petit défaut.

The Strangers de Na Hong-jin. Corée. 2016. Projeté en Sélection officielle Hors Compétition au Festival de Cannes 2016.

Sortie française le 6 juillet 2016.

Elvire Rémand.

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