VIDEO – Drive My Car de Hamaguchi Ryusuke

Posté le 2 mars 2022 par

Après être passé par la Compétition du Festival de Cannes, en être ressorti auréolé du Prix du Scénario et avoir rencontré plus de 200 000 spectateurs en France (!), Drive My Car, 13e long-métrage de celui qui partage avec Fukada l’avant-scène du jeune cinéma nippon, sort en DVD et Blu-Ray. À l’occasion de sa sortie hors salles, (re)traversons cette fresque secrète, adaptation en mode mineur de Murakami Haruki, qui accouche d’un film absolument majeur !

Alors qu’il n’arrive toujours pas à se remettre d’un drame personnel, Yusuke Kafuku, acteur et metteur en scène de théâtre, accepte de monter Oncle Vania dans un festival, à Hiroshima. Il y fait la connaissance de Misaki, une jeune femme réservée qu’on lui a assignée comme chauffeure. Au fil des trajets, la sincérité croissante de leurs échanges les oblige à faire face à leur passé.

La force de Drive My Car, et son succès public en France, tient très probablement à sa dimension romanesque, intime et feuilletonesque. Construit, à l’instar de Senses, comme un long récit de rédemption, une lente cicatrisation, le film campe du côté de ses personnages et de leur souffrance avec une humanité sans jugement et dans un soucis d’inclusivité relativement singulier dans le cinéma japonais. Parmi cette communauté hétérogène, les personnages communiquent en japonais, anglais, coréen, mandarin mais aussi en langue des signes coréens. Le tout établit une sorte d’Internationale sensible, de toute provenance et de tous âges, située – non sans forte portée symbolique – à Hiroshima.

Une grande partie des situations disposées dans le récit et exposées avec délicatesse par le montage jouissent d’une profonde puissance dramaturgique. De cette matière narrative qui nourrirait plusieurs saisons d’un J-drama TV, Hamaguchi en dévitalise les forces ostentatoires pour toucher au plus juste des ressorts du deuil. Sans céder aux atermoiement de son grand sujet ni jouer excessivement la carte du refroidissement brutal, l’élégance des ellipses, déjà au cœur de la littérature de Murakami, permet à l’auteur de trouver la bonne distance avec l’émotion de son sujet (entre intimité et pudeur).

De Beckett à Tchekhov, d’En attendant Godot, sur lequel Yusuke Kafuku travaille dans le prélude, à Oncle Vania autour duquel gravite le reste, Drive My Car se laisse hanter par le spectre du grand Théâtre. Dans cet atrium de fantômes, la photographie, gravée dans l’obscurité et les teintes froides, compose une autre des grandes forces plastiques de la mise en scène. Les grands moments du récit se tisse autour de séquences sous-éclairées, sculptées depuis la nuit. Quand au tout début du film, la silhouette d’Oto se lève pour porter la voix du récit qui l’habite, quand le couple dépassionné tente de faire l’amour, quand le corps de l’épouse est retrouvé sans vie, tout cela émaille autant de moments symptomatiques où la robe sans couture du crépuscule habille la réalisation. De ce point de vue, le Blu-Ray et la profondeur de ses noirs offrent de bien meilleures conditions de visionnage que l’exemplaire DVD.

Formellement, le style de Hamaguchi, souvent très épuré voire ascétique (comme c’est le cas de Passion à Contes du hasard & autres fantaisies), se glisse ici dans un mouvement nuancé qui épouse l’évanescence du style littéraire de Murakami. Comme Lee Chang-dong adoptait dans Burning des cadres à la légèreté aérienne, le cinéaste nippon emprunte une même gracilité visuelle pour donner corps et espaces à la fragilité de l’existence humaine. À bien des reprises, des mouvements de caméra très légers viennent accompagner l’entrée d’un personnage dans le champs, comme pour en danser l’apparition. L’emploi discret mais itératif du fondu enchaîné (la plus belle forme du cinéma !) – notamment celui où les roues de la voiture se confondent avec une cassette audio sur laquelle résonne la voix de la défunte – témoigne aussi de cette élégance profonde de la forme.

L’ensemble brasse des thèmes aussi forts (et potentiellement lourds) que le deuil, le pardon, le vivre-ensemble. En confrontant un veuf trompé avec l’amant de son épouse défunte autour d’un travail en commun, en associant un metteur en scène avec une femme rescapée de la folie, en faisant côtoyer des artistes japonais avec un couple coréen, Hamaguchi traverse des grandes lignes de fonds sociétales et humaines et réussit l’exploit unique d’atteindre l’esprit de Tchekhov. Comme le dramaturge russe campait dans sa conditions sociale et historique pour portraiturer quelque chose de la condition humaine, l’auteur japonais fait de même, avec ce même double fond nostalgique, avec quelque chose en commun de l’âme slave, où l’esprit de Vladivostok et de Hiroshima ne ferait qu’un.

BONUS

Accompagné d’un livret de 32 pages avec interviews, textes sur le film, photos inédites, l’édition DVD n’a que la bande-annonce comme supplément. Le Blu-Ray offre, en revanche, un entretien de 9 minutes avec le réalisateur.

Flavien Poncet

Drive My Car de Hamaguchi Ryusuke. Japon. 2021. Disponible en DVD et Blu-Ray chez Diaphana le 01/03/2022

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