Miyazaki Hayao amorce une veine plus adulte et introspective avec Porco Rosso, son premier film sorti en salles en France et disponible sur Netflix depuis le 1er février.
Porco Rosso marque un tournant dans la filmographie de Miyazaki Hayao. Si ses précédentes réalisations ne l’avaient pas empêché d’aborder des sujets ambitieux, elles se situaient le plus souvent dans des univers imaginaires ou en tout cas avaient pour héros des protagonistes juvéniles, enfant ou adolescent propre à avoir encore une vision candide et idéalisée du monde. Porco Rosso avec son héros adulte, son contexte géographique et historique réels ainsi qu’un ton grave et introspectif change la donne. A l’origine, Porco Rosso est supposé être une sorte de récréation pour les équipes de Ghibli après la production rondement menée de Souvenirs goutte à goutte (1991). Le film adapte un court manga en trois histoires destiné au magazine de modélisme Model Grafix sous le titre L’Âge des hydravions et mettant en scène un cochon (parmi d’autres cochons soldats) pilotant un hydravion. Le projet doit au départ consister en un moyen-métrage de 45 minutes reprenant les péripéties du manga et est destiné à être diffusé sur les vols de la Japan Airlines. L’entreprise prend cependant plus d’ampleur au fur et à mesure que Miyazaki se trouve marqué par le drame qui se joue dans la guerre en ex-Yougoslavie qui fait alors rage. L’histoire se situe dans l’Italie de l’entre-deux-guerres au sein la mer Adriatique, alors même que l’idéologie belliqueuse fasciste grimpe dans le pays. L’ouverture sur le modèle de Mad Max met en parallèle l’attaque et l’enlèvement de pirates sur un paquebot chargé d’or avec les préparatifs nonchalants de celui qui va les stopper, le pilote à tête de cochon Marco alias Porco Rosso. Seul la construction de cette entrée en matière peut être comparée au classique brutal de George Miller, la menace empotée des pirates (dépassés par leurs otages en culottes courtes) étant désamorcée tandis que le chasseur de prime Porco Rosso ne daignera pourtant s’interposer qu’en apprenant que des enfants sont concernés. La scène où il les stoppe n’en est pas moins virtuose mais on comprend bien là que le cœur émotionnel du film ne repose pas sur ses morceaux de bravoures aériens.
Ancien héros de la Première Guerre mondiale, Porco Rosso est le dernier représentant d’une forme de chevalerie des pilotes à l’heure où les plus chevronnés sont enrôlés de force dans l’armée mussolinienne. Les escarmouches avec les pirates ou le duel avec le pilote américain Curtis sont donc des récréations, des vestiges de ces temps glorieux et héroïques qui s’illustrent dans de somptueux flashback. Miyazaki y exprime un onirisme, une mélancolie et nostalgie poignante où se ressent la profonde solitude de Porco Rosso. Le flashback sur le paradis des pilotes confère une imagerie flottante et mortifère de cette légende de l’aviation, qui se prolonge dans l’émotion de celui sur le vol juvénile de Gina et Marco au visage encore humain avec, à l’inverse, l’exaltation des premières fois atténuée par l’imagerie sépia qui fige cet instant dans un passé révolu. La malédiction affectant notre héros d’un visage porcin est en fait la métaphore de son isolement, le sortilège consiste finalement à vivre dans un monde allant vers le chaos puisque la Deuxième Guerre mondiale se profile.
Porco Rosso n’est pourtant pas un film mortifère, loin de là. La personnalité goguenarde du héros, la nature pittoresque des antagonistes (Curtis comme les pirates) ainsi que l’innocence de la jeune Fio en font un des films les plus attachants de Miyazaki. Toute la solitude recherchée par le personnage (appuyée par le récit qui l’isole dans les airs, sur son île, dans la nuit où il daigne seulement apparaître aux yeux de tous et même dans le restaurant où il déjeune seul) est malmenée par l’affection qu’il inspire, à travers la jeune Fio bien sûr, mais aussi par plusieurs scènes amusantes comme la réparation de l’avion avec la (très) nombreuse famille de l’ingénieur mettant la main à la pâte. Le temps des hauts faits est certes passé mais cela n’empêche pas de vivre intensément l’ivresse du moment dans des scènes de vol à l’animation époustouflante. Le décollage pour échapper aux agents fascistes est une séquence absolument stupéfiante, tout comme le duel final, le cadre réaliste forçant le réalisateur à une recherche de crédibilité inédite dans ces œuvres de pur imaginaire. La beauté majestueuse de la mer Adriatique et de ses îles est également magnifiquement rendue, le contemplatif suspendu témoignant de cette veine introspective et nostalgique tant dans les airs que sur terre (l’attente vaine de Gina dans son jardin secret).
L’imprégnation profonde de ces lieux et la nostalgie du temps qui passe s’expriment comme rarement dans le score de Hisaishi Joe, bercé de plages lancinantes et de clins d’œil à la culture européenne avec l’usage de la chanson Le Temps des cerises ou du standard italien ‘O sole mio. Porco Rosso c’est finalement l’histoire d’un homme hors de son époque. Seul dans les airs avec ses compagnons disparus et ses souvenirs, seul sur terre face à une idéologie éloignée de son tempérament humaniste, et seul dans son cœur avec ce visage porcin qui le complexe et l’empêche de vivre son amour avec Gina. La conclusion souligne bien qu’il n’est destiné qu’à être un souvenir de temps plus glorieux, plus heureux et innocent en montrant son appareil rouge disparaître dans le lointain. Miyazaki amorce là sa veine crépusculaire et désenchantée qui se poursuivra dans Princesse Mononoké (1997) et Le Vent se lève (2014 dont le héros est justement un exalté dans une ère qui ne l’est plus) et il semble pour la première fois conscient qu’il est un vieil homme ne se reconnaissant plus dans le monde qui l’entoure.
Justin Kwedi
Porco Rosso de Miyazaki Hayao. Japon. 1992. Disponible sur Netflix depuis le 01/02/2020