EN SALLES – Charisma de Kurosawa Kiyoshi : la dissonance permanente

Posté le 6 avril 2023 par

Outre ses grandes sorties d’animation japonaise, le distributeur Eurozoom s’affirme comme un partenaire privilégié du réalisateur majeur du cinéma japonais contemporain Kurosawa Kiyoshi. Dès à présent, nous pouvons voir en salles une version haute définition de Charisma, son film de 1999, une œuvre cryptique qui jusque-là n’existait que dans un master DVD de piètre qualité.

Yubuike est un inspecteur de police fatigué. Après une prise d’otage qui a tourné au vinaigre avec la mort du criminel et sa victime, on le place en congés. Il se retire dans la montagne, où la forêt cache bien des mystères. Sur place, il rencontre un groupe de gardes forestiers, une scientifique et un jeune homme qui se déchirent autour d’une chose : un grand arbre nommé Charisma, qui dit-on vit en détruisant les autres arbres. Entre ceux qui désirent l’abattre et ceux qui au contraire voient en lui un être vivant spécial, la communauté demande à Yubuike de choisir son camp…

Charisma fait partie de cette longue lignée de films cryptiques de Kurosawa qui méritent au moins un revisionnage pour en saisir les tenants et aboutissants. Le réalisateur japonais, connu pour ses films de fantômes, compose dans un registre aux confins de l’étrange et du grotesque pour nous montrer un homme au centre d’un univers étranger dont il ne saura jamais juger du bien et du mal. Tous les personnages qui se succèdent devant lui portent leur point de vue sur quelque chose en apparence anecdotique, un arbre à abattre ou à protéger, mais dont le destin aurait une influence sur tout l’écosystème. Le sauver, ce serait condamner toute la forêt qui se meurt car il en absorbe la vie. Au contraire, l’abattre, ce serait détruire le seul être vivant bien portant et donc porteur d’espoir. En miroir à son affaire policière où il a échoué, Yubuike écoute ses interlocuteurs et déclare qu’il veut sauver l’arbre et la forêt entière, comme il voulait sauver le preneur d’otage et sa victime à la fois. Les arguments des uns et des autres sont aussi convaincants devant Yabuike, qu’ils ne deviennent troubles et douteux lorsque l’interlocuteur change et dénonce son prédécesseur. Yubuike et le spectateur plongent en plein brouillard.

Dans le christianisme, le charisme est un don exceptionnel accordé par Dieu. L’arbre du film devient comme un totem divin et agite la dangerosité des hommes qui se battent de manière déraisonnée pour ses attributs. Kurosawa cherche probablement la métaphore d’un microcosme étouffant et moite, et convoque une science désincarnée, sociopathe, à travers le personnage de la scientifique, l’ésotérisme paysan et ses sursauts de violence à travers le jeune homme, et une masse de représentants de l’administration, dont on jurerait que la inamabilité et la tenue en sombre seraient l’allégorie d’une police fascisante. Sur une question de justice morale à la base, un jeune criminel qui dérive, et à travers lui sans doute une idée de la jeunesse, Kurosawa répond que la société japonaise n’est pas prête à apporter une réponse. Romain Slocombe disait, à propos de Kairo, que Kurosawa considérait la jeunesse japonaise comme aliénée. Dans Charisma, tout le monde est aliéné, y compris les adultes et les représentants de l’autorité publique, témoignant du pessimisme global qui anime le cinéaste.

Le cinéma de Kurosawa se déroule souvent dans les marges de la ville, dans des bâtiments désaffectés, ou des lieux publics désertés. Un peu à l’image de Loft qu’il réalisera plus tard en 2005, il déplace sa caméra en campagne, dans un décor sauvage – un plan de hautes herbes jaunies ressemblerait presque à Kiarostami façon Le Vent nous emportera. Mais la patine fantomatique de l’univers du réalisateur demeure, de même que son sens de l’humour noir, toujours en décalage avec le climat de terreur qui règne dans l’univers de ses films. Yubuike mange un champignon (probablement hallucinogène) et le plan d’après, il rit à gorge déployée devant un pendu dans les bois en état de décomposition avancée. La façon dont le jeune paysan chasse les personnes qui s’approchent de Charisma est également assez comique. En termes de continuité, Yubuike, joué par un Yakusho Koji complètement en phase avec la volonté de Kurosawa Kiyoshi, semble être le même personnage, avec la même allure, le même manteau long et les mêmes doutes, que Takabe, le protagoniste principal de Cure qu’il compose également pour Kurosawa.

Charisma est un film riche mais aéré, qui fait naviguer le spectateur dans un propos tout à fait politique et désespéré. L’ambiance et la direction artistique ne s’éloignent jamais des obsessions esthétiques de Kurosawa, de ce qu’on connaît de lui et de ses histoires de fantômes.

Maxime Bauer.

Charisma de Kurosawa Kiyoshi. Japon. 1999. En salles le 05/04/2023.

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