À l’occasion de la projection de la version cinéma de Tokyo Vampire Hotel à L’Étrange Festival, Stephen Sarrazin revient sur la série de Sono Sion.
Berlin Alexanderplatz de R.W. Fassbinder, The Kingdom de Lars Von Trier, Sense8 des Wachowski, ou encore, inévitablement, Twin Peaks de David Lynch : Tokyo Vampire Hotel de Sono Sion n’est rien de tout cela. Cela vaut également pour les volets de Twilight ou les séries Buffy the Vampire Slayer et True Blood, car le projet du réalisateur de Suicide Club, de Cold Fish, n’affiche pas d’intentions semblables. Sa série, qui veut incarner les mérites érotiques du vampire revu façon Goth Loli (The Hunger sans Bauhaus, avec un parfum de Akimoto Yasushi, mentor pour jeunes filles de quartiers de Tokyo) n’a pas le désir d’oser, mais plutôt celui de confirmer ce qui se joue dans le cinéma japonais contemporain. Un cinéma dépassé par la puissance des agences de talentos, par l’ersatz de charme de collégiennes auxquelles fut donné l’autorisation d’abandonner toute vraisemblance dans le jeu et de s’appuyer au contraire sur les figures provenant de séries animées actuelles sursexualisées naviguant entre cris d’extase, de refus, et couinements. Prometteur sans en tenir aucune et cela suffit.
Sono Sion admet que le vampire façon US ne touche pas le public japonais, et qu’il y voyait un défi à relever après un passage au Festival international du Film de Transylvanie qui lui avait consacré une rétrospective. Cette série, qu’il a écrite et réalisée – huit des dix épisodes – (en partie en Roumanie, y compris au château de Vlad Dracul) ne puise pas non plus dans ce que le cinéma japonais a proposé au genre, des films de Nakagawa Nobuo à la trilogie Dracula de Yamato Michio. Ni à l’utilisation transgressive du sang chez Saeki Toshio. A situer dans la forme entre Virgin Psychics (2013) et le magistral Tokyo Tribe (2014), la série s’arrête sur un clan de vampires retranché dans un hôtel impénétrable, avec des provisions d’hommes et femmes à leur portée. A l’extérieur, le monde semble s’effondrer tandis qu’une jeune femme, Manami, arrive pourtant à se réfugier dans l’hôtel… sous la protection de l’envoûtante K et son clan rival.
Sono Sion ne se préoccupe pas des incohérences scénaristiques, et pour reprendre la maxime de Michael York dans Austin Powers, le public gagnera à faire de même.
Produite par Amazon Prime avec le soutien de Nikkatsu, après l’expérience de Hibana, série Netflix Japan réalisée par Hiroki Ryuichi (Kabukicho Love Hotel), Tokyo Vampire Hotel alterne visuellement entre cette esthétique guérilla que Sion maîtrise depuis Suicide Club, pour les scènes d’extérieurs tournées à Shinjuku, et des citations précises de Tokyo Drifter de Seijun Suzuki ainsi que Scarface de Brian DePalma pour celles à l’intérieur de l’hôtel.
Le cinéma d’auteur japonais se pose la question du rôle que pourront jouer ces nouvelles structures de production, et quelle marge de liberté les cinéastes auront pour manœuvrer. Sono Sion affirmait qu’Amazon lui a laissé faire comme il l’entendait ; ce parti pris d’amener l’univers des talentos dans des projets dont la production souligne l’indépendance s’affiche comme un choix du cinéaste. Pour Hibana, Hiroki Ryuichi confiait qu’on lui avait ‘proposé’ une chanteuse de AKB 48 pour un des principaux rôles féminins.
Chez Sion cela convoque cette notion d’art de l’âge esthétique avancée par Jacques Rancière « qui veut identifier son pouvoir inconditionné à son contraire » (1). Au Japon, le cinéaste entretient des liens étroits de collaboration avec le collectif d’art contemporain et d’activisme Chim Pom. Dans le premier épisode de la série, Manami fuit à travers les rues de Kabukicho à Shinjuku ; K la retrouve pour la protéger et l’entraîne dans un bâtiment condamné. Cependant, à l’entrée de celui-ci on distingue une immense affiche de Chim Pom, et la jeune Manami a droit à une « visite » d’une célèbre exposition du collectif qui s’est tenue fin 2016.
Cela confère à l’ensemble quelque chose que Mark Fisher qualifiait de « eerie » dans son remarquable dernier essai (2) et qu’on traduirait maladroitement par « sinistre ». Fisher précise que cette qualité « sinistre » vaut à la fois par l’échec d’une présence mais aussi par l’échec d’une absence.
Celles d’un cinéaste plus intelligent que son projet.
Stephen Sarrazin.
1. Jacques Rancière, La Fable Cinématograhique, éd.du Seuil, 2001
2. Mark Fisher, The Weird and the Eerie, Repeater Books, 2016