The Murderer de Na Hong-jin (DVD)

Posté le 30 novembre 2011 par

Exercice profitable, que revoir The Murderer à l’occasion de sa sortie en DVD et Blu-ray le 30 novembre 2011. Quatre mois après sa découverte en salles, le deuxième long-métrage du coréen Na Hong-jin (The Chaser) s’avère toujours aussi efficace. Et même un peu plus que cela. Par Antoine Benderitter.

N’en disons pas trop sur la trame de The Murderer. Laissons à ses futurs spectateurs le plaisir de la découverte, qui même sur petit écran devrait être au rendez-vous – à condition de ne pas attendre d’éblouissement immédiat, ni quelque chose qui transcenderait d’emblée The Chaser. Soulignons juste la force et l’imprévisibilité du récit, à défaut de sa vraisemblance. Et le fait notable qu’après une première partie linéaire, assez lente dans sa mise en place, le film explose en une multitude de trajectoires haletantes. Lesquelles se croisent, s’entrechoquent, se brisent, à l’image exacte de ces spectaculaires crashs de corps humains et de véhicules qui  ne cessent, à mesure qu’avance le film, de se pourchasser et se percuter, donnant lieu à un étourdissant festival de brutalité. C’est que la violence se fait détonante, archaïque : à la frontalité crue de la mise en images s’ajoute l’absence d’armes à feu au profit d’armes de poings – du couteau de boucher à l’os de gigot. Comme si la mise en contact direct des corps coïncidait avec le retour à des temps barbares. Hypothèse anxiogène, surtout pour des spectateurs gavés de virtuel : hantise de la matière, hantise des autres, paranoïa.


Résultat : The Murderer y perd en humanité, en émotion. Y gagne en anxiété sourde, horreur animale et sentiment de fatalité. Et en devient à la fois hyper-charnel (réalisme cru, parfois crade) et mythologique (un périple aller-retour à travers mers, villes, montagnes, sorte d’Odyssée moderne teintée d’absurde). Notons à cet égard les titres archétypaux des quatre chapitres du film (1. Le chauffeur de taxi ; 2. Le tueur ; 3. Le Joseon-Jok ; 4. La mer jaune). Au diapason de ce recyclage mythologique, le film n’est pas avare en personnages un peu monolithiques, depuis le truculent chef de gang, grande gueule et brute épaisse, jusqu’au businessman mafieux et stressé, en passant par les flics dépassés par les évènements et par le chauffeur de taxi converti en tueur. Or, faut-il voir dans ces portraits une métaphore sociale et politique de la Corée du Sud d’aujourd’hui ? Des démons qui la hantent ? Convient-il de se focaliser sur le contexte tragique présenté dès le générique – celui de l’immigration clandestine de la Chine vers la Corée du Sud ? On peut se livrer à de telles interprétations. Mais rien ne nous y force. Et surtout pas la mise en scène, plus singulière qu’au premier abord, par laquelle Na Hong-jin donne forme à cette histoire poignante.

Qu’est-ce à dire ? De la première vision de The Murderer, on était sorti à la fois séduit et un peu déçu : ce film souvent fascinant par son mutisme nous avait laissé dans un étrange état d’accablement. Comme s’il finissait, à partir de son troisième chapitre, par crouler sous le poids de ses scènes d’action convulsives et de son irrémédiable noirceur. À la re-vision, on est encore plus sensible à la respiration fiévreuse, quasi-maladive du montage. C’est que sur 2h20, la façon de filmer chaque séquence demeure presque systématiquement la même. Au point que ce systématisme nous captive par sa constance. Comme s’il faisait sens. Or, en quoi consiste ce filmage ? L’image est presque documentaire, dépourvue d’enjolivures ; et surtout (que la scène soit dialoguée ou muette, d’errance ou d’action) nous nous trouvons toujours devant une succession de plans presque invariablement fixes – n’était le tremblé permanent de la caméra portée – et dont la durée ne semble jamais excéder une, voire deux secondes. Cette rapidité artificielle peut agacer. Cependant, le film semble moins viser à l’abrutissement sensoriel qu’à une sorte de clarté tranchante, analytique, attentive aux cadrages et non dépourvue d’une éloquence propre au cinéma muet (exemple : lors du deuxième chapitre, les images seules expliquent très clairement le plan pas si simple que fomente le meurtrier, puis comment ce plan se trouve perturbé).

Ainsi, à la sensation de captation sur le vif se juxtaposent des changements d’angle permanents, préservant en général la lisibilité de l’action, mais donnant l’impression que le cinéaste traite ses visions quasi-naturalistes comme une viande sanguinolente qu’il hacherait menue, avec les gestes vifs, précis, maniaquement réguliers d’un cuisinier à la fois très gourmand et passablement névrosé – obsédé qu’il est par cette chair qu’il découpe avec trop d’ardeur.

Rien d’innocent dans notre métaphore culinaire : une vertu du DVD de The Murderer est de proposer un court-métrage de Na Hong-jin intitulé A Perfect Red Snapper Dish. Il y est question, sur moins de dix minutes, de la préparation d’un plat un peu particulier… Au début, ce film fait penser à du Caro et Jeunet période Delicatessen. On sent de la part du jeune cinéaste de la pose, du maniérisme, moins de virtuosité évidente que chez les Français : on est perplexe. On a tort. Très vite, le décoratif laisse place au charnel. Et la méticulosité étouffante, à l’humour. Ce dernier, d’abord diffus, suscite une réaction de plus en plus nerveuse. On louvoie entre la franche rigolade et le silence perplexe, voire le malaise. Finalement, c’est le ton de la pochade qui l’emporte. Au point que ce court-métrage macabre ne reste en mémoire que comme un plaisant exercice de style.

Il n’empêche, le mal est fait : confronté à A Perfect Red Snapper Dish, The Murderer s’offre sous un éclairage plus anxiogène. On se dit que, décidément, le réalisateur a des fantasmes bien sombres et que sa volonté d’ancrage dans une réalité sociogéographique pourrait moins relever d’une conscience politique que du souci de trouver un contrepoids à son irrépressible tendance au chaos. Laquelle s’exprime sans retenue dans le cadre étroit qu’il s’est assigné. Les compromissions de Na Hong-jin avec le réalisme fondent le fragile équilibre de The Murderer, le rendant fiévreux, pas toujours bien rythmé, mais troublant si on gratte sous la surface. Et l’on s’interroge : au-delà des sentiments classiques de peur, de jalousie, d’amour éperdu et blessé qui sourdent du visage du meurtrier, quelles autres pulsions inavouables peuvent donc se cacher ? C’est comme si palpitait sous le derme de l’histoire visible une autre histoire, souterraine et humiliante, grotesque et masochiste, encore plus désespérée. Dont nul, pas même le réalisateur, n’aurait le contrôle. Sous cet angle, The Murderer pourrait bien s’avérer un des plus beaux films authentiquement kafkaïens de ces dernières années.

Verdict :

À coup sûr, Na Hong-jin est un des cinéastes coréens les plus prometteurs. Il ne faut pas s’arrêter à l’éventuelle déception que susciterait The Murderer par rapport à The Chaser : dans une certaine mesure, Na Hong-jin se meut encore dans l’exercice de style. Il se cherche. Normal pour un auteur qui n’en est qu’à son deuxième film. On est très curieux de savoir quel tour prendra sa carrière. Et pourquoi pas, qui sait, si la libération des forces vives qui semblent l’animer pourra un jour donner naissance à une de ces grandes œuvres fantasmatiques et cauchemardesques dont aime parfois se repaître l’inconscient collectif.

Antoine Benderitter.

The Murderer de Na Hong-jin, disponible en DVD et Blu-Ray, édité par Wild Side, depuis le 30/11/2011.

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