VIDEO – Citizen Jake de Mike De Leon : À la recherche du numérique

Posté le 13 mai 2023 par

Citizen Jake sorti en 2018 et venant clore ce superbe coffret de Carlotta, est le dernier long-métrage en date de Mike De Leon. Avec ce film, le cinéaste nous propose une œuvre très étrange à la lisière du film-somme, de l’expérimentation numérique et du film-fleuve. Un projet sur le papier tant attrayant que risqué, et dont l’aboutissement est malheureusement aussi fragile qu’ingénieux.

Jake Herrera, journaliste indépendant, milite à travers ses articles contre la corruption des dirigeants philippins. Un jour, une étudiante de sa ville est retrouvée brutalement assassinée. Pensant d’abord à un simple fait divers, cette affaire se révèlera bien plus complexe et liée à ses articles militants, ce qui lui attirera les foudres de son père, sénateur et ancien ami du dictateur Ferdinand Marcos.

Tout semble ainsi parfaitement en place pour donner lieu à un polar haletant, mélangeant intrigues sordides et corruptions politiques révoltantes. Pourtant, ce n’est pas la direction que semble prendre Mike De Leon à première vue. Plutôt que de s’engager dans une simple voie, il accumule par couches de nombreux éléments constitutifs de son cinéma sans s’engager pleinement dans un genre particulier (le polar, la chronique familiale, le drame romantique, le drame politique…). Cette indistinction totale sera d’ailleurs visuellement présente dès les premières secondes du film. Durant cette étrange introduction, le film emprunte d’avantage la grammaire d’un objet télévisuel plutôt que celle d’une œuvre cinématographique, en prenant notamment l’allure d’un reportage. De même, il lorgne parfois du côté de la publicité ou bien encore de la télénovela. Ce n’est pas la première fois que Mike De Leon emprunte à différents mediums dans l’optique de nourrir son cinéma. L’on peut par exemple penser à son film précédent qui pastichait déjà la publicité, mais aussi à ses productions plus anciennes reprenant tant au cinéma populaire qu’aux productions audiovisuelles télévisées. Mais ici, l’entreprise apparaît comme bien plus radicale : plus que le simple pastiche ou l’emprunt, Mike De Leon adopte entièrement cette grammaire visuelle et ce, de manière véritablement déstabilisante. Il va jusqu’à brouiller les sphères du réel et de la fiction au sein de sa diégèse, en nommant par exemple explicitement les personnages politiques qu’il dénonce mais aussi, au sein même du récit, en faisant s’adresser directement au spectateur son personnage principal qui de surcroît narre l’intégralité du film en voix-off. Cette narration est elle-même très évocatrice d’un certain type de reportages télévisuels usant notamment de la reconstitution. De plus, son utilisation particulière du numérique (il s’agit du premier long-métrage du cinéaste qui n’est pas tourné en analogique) rend le tout d’autant plus étrange qu’il souligne constamment le caractère numérique de son image par des effets de montage très kitsch et un étalonnage particulier, deux éléments une fois de plus très évocateurs de certaines productions télévisuelles. Le résultat d’une telle démarche s’avère finalement plutôt ambigu.

Certaines séquences, du fait de ce dispositif, jouissent d’une puissance formelle impressionnante. C’est notamment le cas d’une scène de confrontation entre ce jeune journaliste et un personnage féminin plus ou moins responsable du crime au centre du film. Dans celle-ci, l’aspect visuel criard ne fait que souligner le rapport au réel défaillant de cet empire du faux qu’est à la fois le milieu politique des Philippines, mais aussi le support même de l’image en mouvement. L’usage de codes télévisuels au sein d’une diégèse purement cinématographique est ce qui permet de renforcer un tel décalage dans le film. Il ne s’agit ici que d’un exemple parmi tant d’autres, mais dans ces cas précis, le cinéaste arrive à renouveler une certaine grammaire du cinéma tout en justifiant son dispositif très maladroit. Paradoxalement, c’est dans les utilisations les plus simples de ce procédé par essence tapageur qu’il réussit à démontrer le potentiel esthétique de sa démarche. Tandis que dans d’autres scènes, notamment les scènes gravitant autour du frère du héros ou bien dans certaines adresses au spectateur, cette dernière sonne faux et s’avère souvent insignifiante ou plutôt floue. Cela reste cependant très intéressant de voir un cinéaste de l’analogique se confronter au numérique afin de le distordre et de le questionner. D’autant plus qu’une telle entreprise en 2018 pourrait s’avérer rapidement désuète puisque le passage de l’analogique au numérique est déjà démocratisé depuis près d’une quinzaine d’années à présent. Pourtant, c’est possiblement cet aspect très tardif de l’objet qui permet à Mike De Leon d’étudier cela sous un angle inédit, avec des questionnements ultracontemporains passionnants autour de la nature de cette nouvelle image et de son traitement, qu’il soit cinématographique ou médiatique. Tout cela fusionné aux obsessions du cinéaste pour les liens entre la famille et la patrie.

Ainsi, Citizen Jake est à la fois immense et maladroit. Il se révèle par moment d’une lucidité étonnante, tout comme d’une habilité moindre. Et ce, pas uniquement dans cette proposition autour du numérique, mais aussi dans les thèmes habituels du réalisateur ici reconvoqués. Autant la réactualisation de ses thèmes de prédilections est rondement menée (notamment autour de la figure du dictateur Marcos qui prend une tournure d’autant plus amère que le film évoque une crainte du retour de la famille dictatoriale au pouvoir, ce qui arrivera effectivement 4 ans après la sortie de ce film) ; autant le film semble parfois un peu lourdaud. Il en est de même pour l’aspect narratif : l’enquête est prenante et s’intègre très bien à ce dispositif quasiment expérimental (ce qui relève du tour de force), mais tout ce qui excède celle-ci sonne très souvent faux et mis au forceps afin de correspondre aux topoï du cinéastes (comme l’histoire autour de la mère du héros, l’idylle de ce dernier ou bien encore la conclusion pataude du récit). L’expérience est donc aussi intéressante que frustrante et Mike De Leon se surpasse en ne proposant pas seulement une nouvelle mue de son cinéma, mais bien une redéfinition radicale de l’image cinématographique.

Thibaut Das Neves

Citizen Jake de Mike De Leon. Philippines. 2018. Disponible dans le coffret Blu-ray Mike de Leon – Portrait d’un cinéaste philippin en 8 films le 21/03/2023 chez Carlotta Films

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