La Semaine de la Critique, cette année, n’a malheureusement pas beaucoup de films asiatiques à nous présenter. Le seul film de la sélection, Oh Lucy! de la jeune réalisatrice japonaise Hirayanagi Atsuko, est de plus co-produit avec les Etats-Unis. Rien de plus normal puisque le film a été tourné entre Tokyo et Los Angeles. Adaptant son propre court-métrage éponyme, Hirayanagi Atsuko signe ici son premier long-métrage, avec une refonte totale du casting, beaucoup plus prestigieux, et une ambition revue à la hausse.
L’introduction du film plante frontalement le décor : un groupe de Tokyoïtes parés de masques chirurgicaux s’agglutine sur un quai. Un homme s’avance et chuchote quelques mots inaudibles à l’oreille de la femme devant lui, avant de se jeter sous le métro. Cette scène paraît surréaliste, et pourtant, à travers elle, on est d’emblée aspiré dans l’univers oppressant de Setsuko (Terajima Shinobu), cette femme proche de la soixantaine qui a reçu les derniers mots du jeune homme avant son suicide. Passé le choc, elle continue sa route, arrive à son travail, nettoie le sang sur ses vêtements comme si de rien n’était, comme si tout cela était normal. Setsuko ne vit plus. Elle survit, sans avenir, sans lendemain, seule, coincée entre les bureaux froids de l’open space où elle travaille, et le capharnaüm qui lui sert d’appartement. Confrontée aux différentes formes d’hypocrisie qui gangrènent le milieu social dans lequel elle évolue quotidiennement, elle fait partie intégrante de ce système où l’être humain est ramené plus bas que terre.
Setsuko va en plus être trahie par sa propre nièce Mika (Kutsuna Shiori), qui l’embarque dans des cours d’anglais dispensés par John, son copain américain (Josh Hartnett), histoire de récolter l’argent qui permettra aux deux tourtereaux de s’envoler vers les Etats-Unis. Mais ces cours un peu spéciaux agissent comme un électrochoc sur Setsuko. Elle s’y crée une nouvelle identité, Lucy, se rapproche de John, et fait la rencontre de Komori (Yakusho Kôji), un veuf venu lui aussi se créer une double identité américaine. Alors, quand Mika et John disparaissent ensemble, Setsuko tente de convaincre sa sœur Ayako, la mère de Mika (Minami Kaho), de partir à leur recherche dans le sud californien.
Ce voyage salvateur offre un véritable échappatoire au quotidien morose de Setsuko. Un second souffle qui extirpe Oh Lucy! du chemin lourd et étouffant trop souvent emprunté par le cinéma d’auteur japonais. Le film prend alors des allures de road movie mélancolique, et la réalisatrice parvient à varier les tons avec brio, osant même quelques francs moments de comédie quand il s’agit de dépeindre la relation conflictuelle entre les deux sœurs. Malgré tout, la gravité qui parcourt le film n’est jamais loin. La question du suicide, par exemple, reste prégnante à chaque instant, sous différentes formes, telle la conséquence de cette société malade qui rêve d’Occident comme moyen d’épanouissement souvent illusoire.
Pour autant, même si la mort n’est jamais très loin, Oh Lucy! célèbre la vie avant tout. A force de manipulations, de mensonges, de secrets, de non-dits, les liens entre les personnages sont mis à rudes épreuves, mais un simple geste de tendresse, franc et sincère, peut empêcher l’irréparable. Derrière le tableau sombre, le message de Hirayanagi Atsuko est porteur d’espoir. Son film confirme en tout cas la naissance d’un talent prometteur dans le milieu du cinéma d’auteur japonais.
Nicolas Lemerle.
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