La trilogie Dead or Alive de Miike Takashi ressort en salles en version restaurée via Splendor Films ! Attaquons-nous dès aujourd’hui à son premier opus flamboyant.
Le film oppose Ryuchi, jeune délinquant tentant de prendre le contrôle de Shinjuku et Jojima, un policier qui tente de coincer Ryuchi afin de gagner assez d’argent pour sauver sa jeune fille gravement malade. Les deux personnages sont prêts à tout pour arriver à leurs fins.
Derrière l’apparente simplicité de Dead or Alive (le film se résumant à l’opposition entre Jojima et Ryuchi, tout comme la trilogie peut se résumer à l’opposition entre les deux acteurs les interprétants, Aikawa Sho et Takeuchi Riki) se cache une complexité inattendue, aussi bien répulsive qu’attractive pour le spectateur. Si Dead or Alive est culte, c’est bien parce qu’il divise autant qu’il fédère : bête compilation de sexe, de gore, de drogue et de provocations en tout genre pour certains, grand moment absurde nihiliste et inventif pour d’autres, tous étant plutôt d’accord quant au fait que ce film est l’un des plus archétypaux et représentatifs de son auteur. Au vu de la carrière actuelle du cinéaste, notamment en pensant à des chefs-d’œuvre sortis plus tard tels que Gozu ou bien encore Izo, l’on peut considérer aujourd’hui le film comme étant réellement bien plus proche du bijou brut que du mauvais best-of.
Dans ce chaos informe que Miike met en scène, l’on y retrouve déjà bon nombre de thématiques inhérentes au cinéaste. Si l’on se concentre uniquement sur l’aspect formel du film, l’on y voit déjà la nette appétence du cinéaste pour la violence, le grotesque, le vulgaire, mais aussi sa volonté de démanteler le dispositif cinématographique par tous les moyens mis à sa disposition. C’est pourquoi le film possède ce rythme aussi singulier, que l’on peut caractériser par son irrégularité : il commence de manière survoltée dans un montage aussi dynamique et rageur que la musique de rock industriel accompagnant la séquence, puis laisse place à un ventre mou plutôt impressionnant et assez long durant lequel s’enchaînent des séquences d’horreur, de comédie et d’action, pour terminer sur un final dantesque allant toujours plus loin dans la surenchère. C’est un véritable théâtre granguignolesque que Miike déploie devant les yeux de son spectateur, mettant ce dernier véritablement à l’épreuve. Si le film n’était qu’une simple provocation bête et facile, l’on pourrait dès lors le considérer comme une franche réussite. Puisque de cette volonté libertaire, Miike arrive à créer quelque chose d’assez unique avec Dead or Alive, où tout et rien peut arriver, où tout peut être montré et où toutes les limites sont franchissables. Le programme est simple, mais l’aventure sera longue et mouvementée. La grande réussite du film étant cette capacité de Miike à se trouver systématiquement à la frontière du divertissement et de la contemplation, ou plus paradoxalement à réussir à faire un film étant toujours aussi divertissant que contemplatif, aussi absurde que rationnel, aussi simple que complexe, aussi bête qu’intelligent.
Cet aspect purement irrationnel et irréalisable est ce qui rend le film d’autant plus intéressant et vertigineux, puisqu’il arrive à faire cohabiter son absence de sens volontaire (et presque militante) avec un certain discours politique et esthétique. L’on y trouve en germe une réflexion sur le Japon contemporain et aussi un questionnement sur l’échec du marxisme. Dans ce film, cette réflexion n’est d’abord soulevée que par une simple séquence exposant cet échec, mais aussi par le point de vue étrangement matérialiste qu’il peut parfois prendre sur la situation du Japon et de ses personnages (Ryuchi permettant d’aborder la question du métissage dans la société japonaise et de leur place dans cette dernière, Jojima permettant de soulever, plus généralement, le mal japonais moderne). Mais Miike n’ira jamais dans le sens des solutions. Il se contentera de montrer deux personnages tentant de survivre dans ce monde hostile les amenant inévitablement à leur propre destruction. En ce sens, il y a à la fois un besoin de repenser ce qui pourrait sauver les personnages dans la société, d’où cet échec politique soulevé explicitement en milieu de métrage, mais aussi une nécessité de montrer que ces personnages sont perdus et condamnés depuis le début du film. Ils sont autant condamnés par le postulat de départ de la trilogie les opposant sans possibilité de réunion que par la première séquence du film qui, brisant le 4e mur et la cohérence narrative, écarte toute possibilité d’un récit cohérent. Miike entame donc la réflexion mais ne l’aboutit pas. Il en est de même pour sa manière de penser le cinéma : sa démarche formelle ressemble à une révolution et hurle à chaque image un besoin de liberté totale de création, mais paradoxalement, elle se laisse aussi anéantir par cette même soif de liberté en donnant lieu à un chaos constant et à un nihilisme total.
Dead or Alive est une œuvre aussi fascinante que douloureuse par les nombreuses contradictions qui la traverse. Elle apparaît comme un parfait témoin des nombreuses crises contemporaine du Japon tant au niveau esthétique que politique. Vingt ans plus tard, le film ne perd en rien de son actualité ni de sa justesse, tout en prouvant au passage qu’il s’agissait bien là de l’émergence d’un important cinéaste. Alors même qu’un tel projet ne pourrait raisonnablement pas exister, Dead or Alive et ses 105 minutes de pur chaos jubilatoire et grandguignolesque se tiennent pourtant là devant nos yeux. Et ce n’est qu’après une telle destruction que Miike pourra entamer une partie de sa filmographie à reconstruire ce qu’il s’est amusé à détruire, donnant l’œuvre si singulière et créative que l’on connaît aujourd’hui et dont Izo, sorti en 2004, est probablement la réponse parfaite aux questionnements sans réponses de Dead or Alive.
Thibaut Das Neves
Dead or Alive de Miike Takashi. 1999. En salles le 10/07/2024.