Classique immortel de l’animation japonaise réalisé en 2001 par le très regretté Kon Satoshi, Millennium Actress est dès à présent disponible sur MUBI.
Chiyoko Fujiwara, ancienne gloire du cinéma japonais vit recluse chez elle. Un journaliste, fervent admirateur vient l’interviewer sur son passé et lui remet une clé que Chiyoko avait perdu voilà 30 ans. Mêlant son histoire et les films qu’elle a tourné, l’actrice révèle son secret, une vie de passion, passée à rechercher un étrange inconnu, celui-là même qui lui a un jour remis cette clé en lui faisant la promesse de se revoir…
Kon Satoshi avait obtenu une reconnaissance critique immédiate et de nombreuses récompenses à travers le monde avec son époustouflant premier film, Perfect Blue (1997). Thriller haletant, réflexion sur un phénomène de société typiquement japonais et quête existentielle de son personnage principal, Perfect Blue parvenait à entremêler toutes ses thématiques dans une narration virtuose. On y trouvait déjà la notion de réalité subjective et de perte de repères qui entraînait l’héroïne et le spectateur dans un maelstrom d’images et d’ambiance où il ne distinguait plus le réel de l’imaginaire. Kon Satoshi allait user des mêmes motifs avec son second film Millennium Actress mais cette fois à des fins purement romanesques, cherchant plus à émouvoir qu’à provoquer le malaise.
Le point de départ est similaire à Titanic (1998) de James Cameron : une vieille femme retirée du monde voit lui revenir un objet issu de son passé et qui va réveiller le souvenir d’une romance oubliée qui se révélera à nous en flashback. Ici il s’agit de Chiyoko Fujiwara, ancienne star du cinéma japonais qui accepte la demande d’interview du journaliste et fan Genya Tachibana, en échange d’une clé perdue il y a bien longtemps. Quelles portes et mondes secrets ouvre cette clé ? Il faudra écouter les souvenirs de Chiyoko pour le savoir, et tout cela nous entraînera à la fois à travers l’histoire du Japon mais aussi celle du cinéma japonais. Loin d’une construction en flashback basique, Millennium Actress adopte une structure tout aussi déroutante que Perfect Blue. Dans le Japon totalitaire des années 30, Chiyoko, encore adolescente, croise la route d’un opposant au régime grièvement blessé et traqué par la police. Elle le recueille à l’insu de sa famille et en tombe amoureuse. Ce dernier, dans sa fuite précipitée, lui peint un portrait en remerciements mais surtout, oublie la fameuse clé. La lui ramener et surtout retrouver cet homme va devenir la quête d’une vie entière. Hésitante, timide et se réfugiant derrière sa mère quand un producteur de cinéma lui proposera de tourner un film (de propagande) en Mandchourie, elle va accepter la proposition car c’est justement là-bas qu’a fui son bel inconnu. Dès lors, la réalité de Chiyoko s’entremêle à celle des films qu’elle tourne, sa course éperdue étant le fil rouge d’un arrière-plan revisitant les époques et le cinéma japonais. Redoutable guerrière ninja de l’ère Edo, elle devient une geisha sacrifiée du XIXe dans une imagerie où l’on pensera autant à Kurosawa qu’à Mizoguchi, le personnage de Chiyoko pouvant même être inspiré de Hara Setsuko, actrice emblématique du cinéma japonais et retirée brusquement des plateaux après la mort de son mentor (et amant ?) Ozu Yasujiro.
Kon Satoshi ne se restreint cependant pas à la simple reconstitution animée de ces grands moments du cinéma japonais mais y introduit une dimension ludique où les intervieweurs apparaissent, observateurs et acteurs des événements, l’ignorance blasée du jeune cadreur se disputant aux réactions énamourées du journaliste Genya. Les rares retours au présent amènent une distance amusée à l’outrance des moments de fiction mais également (tout comme Titanic) un tour plus résigné et solennel sur un âge d’or disparu. Le ton de ses va-et-vient dans l’imaginaire se fait plus posé au fil de la maturité des rôles de Chiyoko désormais femme et icône mais qui dans son esprit demeure cette jeune fille à la poursuite de ce qui apparaît de plus en plus comme une chimère insaisissable. Le cinéma doit toujours lui servir de passerelle vers son aimé – et s’il cherchait à la retrouver après l’avoir vu dans un film ? – et après avoir surmonté les sursauts de l’Histoire (magnifique scène où elle jette les yeux sur un Tokyo dévasté par les bombardements tandis qu’une nuée d’avions apparaît dans un ciel rougeoyant), ce sera à la malveillance et à la jalousie ordinaire de ce milieu qu’elle devra faire face. Jusqu’à comprendre que cet homme après lequel elle court est une figure aussi abstraite et fantasmée que l’adolescente qu’elle était alors. Elle ne pourra réellement le rejoindre que dans un ultime voyage dans un monde de rêve où ils sauront se reconnaître (autre parallèle avec Titanic où Chiyoko constate avec tristesse qu’elle ne se souvient plus du visage de son amour passé).
Visuellement Kon Satoshi s’adapte et s’approprie chacun des genre/période traversé, les mouvements de caméra reprenant le hiératisme et la mobilité du chambara lors des combats de sabre, la composition de plan façon estampes japonaises, les cadrages oppressants du mélodrame de Mizoguchi dans les séquences de geisha ou encore l’imagerie extravagante du kaiju-eiga (film de monstres géant à la Godzilla) dans la perception virevoltante de Chiyoko. Le réalisateur joue plus sur la notion de trompe-l’œil où, par un montage virtuose, un élément de décor ou un mouvement de caméra, nous échapperons vers un univers totalement différent. Cela souligne le sentiment de course éperdue où malgré la bascule c’est plus la découverte que le sentiment de perte de repères qui domine, soit exactement l’inverse de Perfect Blue où ces changements soulignaient la folie naissante de son héroïne. Ici Chiyoko n’est jamais perdue et sait où elle va, ou plutôt vers qui elle va et rien ne saura l’arrêter si ne n’est le poids du temps représenté par la perte de la clé. Cependant après avoir finalement vécu sa vie et vieilli, elle pourra, dans le magnifique final, redevenir celle qu’elle fut en retrouvant la clé et reprendre la poursuite car après tout ce qu’elle préfère, c’est lui courir après. La quête aura été ardente et aura fait le sel d’une vie. Un mélodrame envoûtant et peut-être le plus beau film de son auteur. Kon Satoshi offrira une apothéose flamboyante à cette thématique avec Paprika (2007) où se mêleront l’angoisse de Perfect Blue et le romanesque de Millennium Actress.
Justin Kwedi.
Millenium Actress de Kon Satoshi. Japon. 2001. Disponible sur MUBI