Ang Lee : retour sur Garçon d’honneur et Salé Sucré (Blu-ray-DVD)

Posté le 16 avril 2016 par

Films intimistes datant des débuts de la carrière de Ang Lee, Garçon d’honneur (1993) et Salé Sucré (1994) sont révélateurs de ce que le réalisateur sait faire de mieux : peindre avec empathie et humour les atermoiements de personnages en prise avec l’altérité, que celle-ci soit culturelle, psychologique ou sexuelle. Deux classiques incontournables, disponibles en France dans de belles éditions Blu-ray et DVD éditées par Carlotta.

Réalisateur éclectique s’il en est, Ang Lee n’a cessé de naviguer entre les genres cinématographiques – avec un bonheur inégal, une tendance certaine à l’académisme, mais aussi, dans bien des cas, un incontestable savoir-faire de storyteller et de metteur en scène. Étonnante trajectoire que celle qui mène cet Américano-Taïwanais de Raison et Sentiments (1995) à L’Odyssée de Pi (2012), en passant par Tigre et Dragon (2000), Hulk (2003) et Le Secret de Brokeback Mountain (2005). De cette filmographie en dents de scie, hétéroclite au risque de l’éclatement, émergent cependant quelques lignes de force très nettes, saillantes dès ses premiers films, tels que le choc des cultures, le poids du patriarcat ou les mutations sociales et familiales. Préoccupations qu’illustrent à merveille Garçon d’honneur (1993) et Salé sucré (1994), deux longs métrages en prise directe avec la société de leur époque et susceptibles, malgré leurs vingt ans d’ancienneté, de parler intimement au spectateur d’aujourd’hui. Raison de plus pour jeter un regard rétrospectif sur ces films moins connus que ceux réalisés à Hollywood, mais peut-être encore plus dignes d’intérêt.
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Après un premier long métrage réussi mais longtemps resté invisible en France (Pushing Hands, 1992), Ang Lee s’attaque à la réalisation de Garçon d’honneur, une production américano-taïwanaise qui connaît un grand retentissement dans les salles art et essai du monde entier et rafle l’Ours d’Or au Festival du Berlin en 1993. Sa thématique était très contemporaine au début des années 90, et elle l’est restée. Le constat : nous vivons dans un monde globalisé, devenu le théâtre de spectaculaires chocs des cultures. Ainsi le couple interethnique de Garçon d’honneur présente cette particularité supplémentaire – aggravante aux yeux des sociétés traditionalistes – d’être homosexuel. Le film n’hésite donc pas à brasser des sujets potentiellement brûlants, auxquels s’ajoute celui de l’immigration clandestine, via le personnage d’une jeune Chinoise, Wei-Wei. Celle-ci contracte un mariage blanc avec un des deux jeunes hommes dans le but de rassurer les parents taïwanais de celui-ci, inquiets de son prétendu célibat. C’est que Wai-Tung n’a jamais parlé aux siens de la vie qu’il mène depuis plusieurs années avec Simon dans leur logement new-yorkais – mais la famille de Wai-Tung décide de traverser l’océan pour lui rendre visite, d’où les quiproquos et situations dramatiques qui vont ponctuer Garçon d’honneur. C’est tout le mérite du film de pas sombrer dans un humour potache et échevelé, comme son sujet pouvait y inciter, et de poser un regard attentionné sur ses personnages. Dialogues et situations sonnent constamment juste. On ne saurait trop louer la délicatesse du film, qui parvient à divertir sans jamais escamoter la gravité des enjeux. Bref, une belle réussite, due en grande partie au scénario co-écrit par Ang Lee, Neil Peng et James Schamus. Quant au couple interprété par Winston Chao et Mitchell Lichtenstein, il s’avère aussi crédible que touchant.
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Mais le meilleur est encore à venir pour ce réalisateur partagé entre deux cultures. Peut-être plus poignant encore que Garçon d’honneur, et réalisé dans la foulée, Salé sucré est la concrétisation d’un projet qui tenait à cœur à Ang Lee depuis plusieurs années. Ce nouveau film intimiste se déroule cette fois de l’autre côté de l’Océan Pacifique, à Taïwan. Le récit est choral et gravite autour d’un chef cuisinier et de ses trois filles. Cette famille se trouve régulièrement réunie autour de somptueux repas traditionnels, qui scandent le film et donnent tout leur caractère à la narration de tranches d’existence, par ailleurs relativement banales. La cuisine peut apparaître ici comme une métaphore de la vie, le titre du film annonçant les nuances diverses qui modulent celles-ci. Les banquets organisés par Chu sont l’occasion d’un rituel si soigné et alléchant, qu’il semble – à tort – immuable. Mais le temps passe, des rencontres et des événements plus ou moins heureux infléchissent le cours des existences. Les retrouvailles autour de la table familiale donnent lieu à chaque fois à des coups de théâtre, suivant une dramaturgie d’autant plus savoureuse que tous les personnages possèdent des tempéraments et des objectifs de vie très différents. L’aînée, Jia-Jen, est professeur dans un lycée ; chrétienne un peu bigote, elle est attirée par un entraîneur de sport qui a le béguin pour elle. Sa plus jeune sœur, Jia-Ning, est encore étudiante ; elle travaille dans un fast-food et sa vie amoureuse est loin d’être simple. Enfin, la cadette, Jia-Chien, est une executive woman, toute dévouée à sa carrière. Elle obtient une promotion et l’opportunité lui est offerte d’aller vivre à l’autre bout du monde, à Amsterdam… On esquisse ici à peine les ramifications narratives du film, pour laisser le plaisir de la découverte aux spectateurs désireux de s’y plonger. Peu de risques qu’ils le regrettent. L’émotion alterne avec les moments cocasses, les ellipses certes nombreuses ne frustrent pas, et Ang Lee ne souligne jamais ses effets, faisant vivre ses personnages jusque dans leur mutisme (en particulier celui de Chu). Mais cette pudeur et cette humilité ne signifient pas que le film soit sans relief, au contraire. L’ultime banquet, par exemple, est un moment de jubilation pure – on n’en dira pas plus. Le film dans son ensemble laisse un souvenir tendre, mélancolique et néanmoins lumineux ; il se peut que le réalisateur n’ait jamais retrouvé, par la suite, une inspiration si heureuse.
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C’est donc une expérience aussi étonnante que jouissive de découvrir ou redécouvrir ces deux films, à l’orée de la prolifique carrière d’Ang Lee (déjà douze longs métrages en environ vingt-quatre ans de carrière). Loin de ses machineries hollywoodiennes et films à Oscars – qui certes sont loin de tous démériter – Ang Lee avait su démontrer dans Garçon d’honneur et Salé sucré la finesse de son regard, suffisamment subtil et généreux pour accorder toute leur place à une multitude de personnages et de points de vue, sans jamais les mépriser ou les caricaturer. Espérons que l’avenir lui offrira à nouveau l’occasion de réaliser de tels films à hauteur d’homme, modestes, vibrants et sincères.
Antoine Benderitter
Garçon d'honneur blu-ray

Garçon d’honneur, de Ang Lee. USA-Taïwan. 1993. DISPONIBLE EN BLU-RAY & DVD chez Carlotta depuis le 25/11/2015. Pour plus d’informations sur le film, cliquez ici ! 

Sale sucre

Salé Sucré, de Ang Lee. USA-Taïwan. 1994. DISPONIBLE EN BLU-RAY & DVD chez Carlotta depuis le 25/11/2015. Pour plus d’informations sur le film, cliquez ici ! 

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