Avec Dans un recoin de ce monde, Katabuchi Sunao, un ancien du Studio Ghibli, signe un film qui a le mérite d’entretenir une proximité indiscutable avec Le Tombeau des lucioles de Takahata Isao tout en s’en démarquant par la maturité du trajet proposé à Suzu, héroïne du film. Un film d’artisan, loin des querelles autour de la succession au roi Miyazaki ; on se souviendra que Suzuki Toshio, ex-grand patron de Ghibli, adoubait Anno Hideaki en tant que seul héritier possible. Et comme Oshii Mamoru, Hosoda Mamoru, Shinkai Makato, Katabuchi s’inscrit singulièrement hors de la tourmente, à l’heure du énième retour de Miyazaki.
Adapté du manga de Kouno Fumiyo, Dans un recoin de ce monde retrace la vie d’une jeune fille de Hiroshima, Urano Suzu, à partir des années 30, puis de sa vie de jeune épouse dans la ville portuaire de Kure, jusqu’au lendemain du bombardement américain le 6 août 1945. Les liens entre ce film de Katabuchi et Le Tombeau des lucioles de Takahata Isao abondent, on le sait : portrait de communautés provinciales que la guerre rattrape, enfance irréalisée, et le rôle qu’a joué le studio Ghibli dans le parcours du réalisateur, qui fut assistant-réalisateur de Miyazaki pour Kiki la petite Sorcière.
Néanmoins, Dans un recoin de ce monde se distingue des films de Ghibli par l’espace narratif et visuel que Suzu arrive à se construire tout au long du film, composé d’une bande dessinée pour sa petite sœur, d’un tableau de bord de mer pour un prétendant désiré mais éconduit au profit d’un mariage arrangé, des dessins de la côte de Kure et son port militaire, pour lesquels la police la soupçonne d’être une espionne. Les films Ghibli sont toujours au service du récit, et consacrent peu de temps à l’intériorité de ses personnages. Ici, le spectateur n’a qu’à suivre le chemin emprunté par la jeune femme vers une fin toujours trop condamnable et familière.
Katabuchi, qui construit cet enchaînement de croquis et dessins de Suzu sous forme de chronique à la fois esthétique et paysanne (le soin porté aux accents régionaux), révèle l’aisance spontanée de Suzu à s’éloigner du réel tout en soulignant l’amour, et le désir, qu’elle porte à son mari. Signe prégnant d’une prise de distance à ce lourd héritage Ghibli, mais aussi porteur d’un passage au Studio 4C de Morimoto Koji, tourné d’avantage vers l’expérimentation.
Du roman de Nosaka Akiyuki, tiré de sa propre expérience, Takahata faisait le décompte des jours de ces enfants qui avaient survécu sans savoir comment survivre. Nosaka y était arrivé, et s’en est voulu à jamais de ne pas avoir péri aux côtés de sa sœur, d’où la mort du frère souhaitée puis racontée.
Le Tombeau des lucioles
Dans la seconde partie de Dans un recoin de ce monde, Katabuchi assène Suzu de coups et d’épreuves ; sa petite nièce Harumi meurt près d’elle lors d’un bombardement, au cours duquel elle laisse également une main, amputée, celle avec laquelle elle dessinait, et qui joue avec le mode sur lequel est raconté le dernier volet. Celui-ci évoque explicitement Le Tombeau des lucioles ; une enfant n’ose laisser la main de sa mère pourtant morte, puis se laisse guider par la faim et la soif. Un trajet qui la conduit vers Suzu et son mari, que la guerre a épargnés. Nosaka dépeignait l’inévitable cruauté à laquelle sa sœur et lui furent soumis. Dans un recoin de ce monde, à travers Suzu, fait pencher le film du côté du happy end, mais le propos transgresse cette convention. Suzu, tout d’abord furieuse et indignée, à la suite de la retransmission de la défaite du Japon par Hirohito, fera preuve de compassion, elle va reconstruire quelque chose avec cette rescapée, à partir des rebuts de l’Amérique, qui ne sont jamais très loin. Un film dont la fibre n’est pas immédiatement habitée par le pardon.
Stephen Sarrazin.
Dans un recoin de ce monde de Katabuchi Sunao. Japon. 2016. En vidéo le 09/01/2018.
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin
À lire tous les seconds mardis du mois sur East Asia
DC Mini : un appareil à sonder les rêves des personnages du film Paprika, de Kon Satoshi, adapté du roman de Tsutsui Yasutaka.
Troisième chronique Japon pour un site consacré au cinéma : la première, No-Otaku, remonte au tournant du millénaire, pour Objectif Cinéma, que menait Bernard Payen de la Cinémathèque Française, la seconde, SoOtaku, plus conséquente, fut pour les Cahiers du Cinéma, avec le concours de Laurent Laborie et Jean-Michel Frodon. Enfin, celle-ci pour East Asia, avec Victor Lopez. Une chronique pour aborder ce dont le Japon rêve encore, et peut-être plus encore ce dont il ne rêve plus.
À cet égard, Kon Satoshi, qui a réalisé une œuvre sans faute, faite de strates, incarne un des derniers grands rêves du cinéma japonais, profondément lié à l’histoire de cette cinématographie (Millenium Actress) mais aussi à ce qui créait fractures et autres tremblements dans le Japon contemporain (Perfect Blue, Paprika, Paranoia Agent, Tokyo Godafathers).
Une oeuvre toujours à proximité. Une parenthèse pour souligner une complicité qui remonte au moment de la sortie au Japon de Perfect Blue, que je signalais à un collègue qui programmait la sélection asiatique d’un festival canadien. Le film fut récompensé, et je découvrais par ailleurs que Ikumi Masahiro, qui avait composé la musique du film, était déjà un ami de Tokyo. Un premier entretien pour HK Extrême Orient eut lieu, et par la suite, Kon Satoshi et moi nous discutions en amont de chacune de ses sorties, souvent dans son studio. Affiches et livres dédicacés, scellées.
Cette chronique accompagne le moment où j’exhumais l’affiche de Paprika, suite à une conférence donnée à Edinburgh.
Stephen Sarrazin.
À lire aussi :
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 1 : Unforgiven (sur Dans un recoin de ce monde)
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 2 : Dimmer (sur Vers la lumière)
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 5 : Osugi Ren, last man standing
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 6 : Festival des ex, les aléas de Tokyo Filmex