Présenté en sélection officielle de Kinotayo, The Moon est un bien étrange drame, assez radical mais très fragile, réalisé par Ishii Yuya.
The Moon est une adaptation du roman Tsuki de Yo Hemmi qui raconte, de manière très romancée, les événements du massacre de Sagamihara lors desquels un homme de 26 ans s’est introduit dans un centre de suivi pour personnes handicapées et en a tué 19 à l’arme blanche et blessé 26. Contrairement à Noise de Matsumoto Yusaku qui préférait parler de l’après-fait divers, le cinéaste choisit ici de mettre son personnage principal au cœur des événements et avant que ceux-ci arrivent.
Yoko, jeune autrice d’un best-seller est victime du syndrome de la page blanche. Suite à un événement traumatique et afin de retrouver l’envie d’écrire, elle et son mari déménagent. Elle décide de travailler dans un institut pour personnes en situation de handicap dans lequel elle assiste au mauvais traitement des résidents.
La première partie du film a tout du drame banal, de la forme au fond jusque dans la caractérisation même des personnages. Cette banalité irritante en vient même parfois aux limites de l’abjection : lorsque Yoko arrive pour la première fois dans l’institut, la scène a tout d’un film d’horreur et les monstres captés par la caméra ne sont malheureusement pas les tortionnaires, mais bien les victimes en situation de handicap. Le réalisateur nous fait par la même occasion découvrir un trio de personnages : Dojima Yoko, l’autrice et personnage principal de ce film, une autre jeune femme elle-même dénommée Yoko et de son nom Tsubouchi, chrétienne et dans une famille abusive et Sato, jeune homme un peu réservé et dont le destin, si vous connaissez le fait divers initial, est aux antipodes de sa caractérisation première. Ce premier segment cristallise assez bien les problèmes du long-métrage : une certaine maladresse, la mise en place de nombreux arc narratifs qui ne seront jamais aboutis, une mise en scène tantôt astucieuse, tantôt exaspérante… Mais malgré son aspect très indigeste et parfois presque mauvais, cette première partie a le mérite de mettre en place ce qui fera le sel du film. On nous introduit Dojima Yoko (l’autrice) à travers ses problèmes de maternité ainsi que de page blanche, Tsubouchi Yoko (l’infirmière) et sa famille chrétienne vis-à-vis de son rapport particulier à la chrétienté et Sato dans son rapport à lui-même et aux autres.
Ce drame banal et presque ennuyant prend une tournure tout à fait inattendue et très radicale à partir du moment où il bascule dans un sujet central au film : le rapport des personnages à la « vérité ». C’est d’abord le personnage de Tsubouchi qui, en tant que chrétienne, ne comprend pas les mensonges de ses parents alors qu’il s’agit d’un péché. Elle va décider, à partir de ce moment-là, de dire la vérité à tout le monde. Elle reproche alors à Dojima, autrice d’un best-seller, le manque de sincérité de son ouvrage qui parlait de la tragédie de Fukushima sous un angle poétique, sur l’entraide des victimes et la solidarité apportée par cette tragédie. Elle oppose à son récit les horreurs qu’elle-même a vu à Fukushima, sur place, que l’autrice elle-même est censée avoir vu puisque s’étant déplacée en 2011 sur place afin d’écrire son ouvrage. On apprendra alors qu’elle a volontairement éludé certaines horreurs, sur demande de son éditeur, pour n’en faire ressortir que ce qu’il y avait de bien. C’est ainsi que l’on pourrait mettre ce film en opposition à La Famille Asada sorti cette année et aussi présent en compétition à la dernière édition de Kinotayo : c’est à cette vision précise des drames que s’attaque le cinéaste, celle consistant à embellir pour détourner le regard du problème, de l’éléphant dans la pièce. Et c’est à partir de ce moment-là que le récit explose : alors que l’autrice Dojima ne faisait pas plus attention que ça aux violences perpétrées envers les personnes handicapées dans son institut, elle décide d’y remédier et de se plaindre à son patron (qui, lui, refuse de voir cette vérité).
C’est aussi à partir de ce moment-là que la mise en scène ne se place plus du côté de l’abjection et du rejet des personnes en situation de handicap, mais les filme comme des personnages à part entière et surtout, filme les abus dont ils sont victimes comme des abus, tout en insistant sur leur incapacité à se défendre au sein de l’établissement. C’est aussi dans ce segment qu’une véritable scène choc apparaît à l’écran et se place en total antagonisme à la comédie familiale visuellement très léchée et joyeuse sur le drame de Fukushima qu’est La Famille Asada : on y voit un pensionnaire nu, couvert de ses propres excréments, enfermé depuis des mois et probablement violenté. C’est ici que le film surprend et s’attache à son concept de vérité de manière très radicale et jusqu’au-boutiste : il fait le choix de montrer la véritable violence subie par les pensionnaires, aussi sale l’image soit-elle et aussi dérangeante pour le spectateur soit-elle. Il va aussi radicalement souligner une autre vérité : celle du massacre de Sagamihara, des motivations de son tueur et du rôle de la politique japonaise dans cette affaire.
Sato, troisième personnage de ce trio, va lui aussi prendre au pied de la lettre cette idée de dire la « vérité » empruntée à Tsubouchi. Sa vérité, celle d’un Japon politiquement très libéral, est de considérer les personnes handicapées de l’institut comme étant inutiles et coûtant trop chère à la nation. Il décide donc qu’il éliminera toutes les personnes qui ne peuvent s’exprimer puisqu’elles ne méritent pas de vivre, selon lui, aux dépens de la société japonaise. Le personnage principal de Dojima sera bien entendu en désaccord total avec le discours du jeune homme, mais se trouve face à une de ses propres défaillances : l’un de ses arcs narratifs décrit son hésitation à avorter par peur que son enfant, comme le précédent mort à 3 ans, ne devienne handicapé et que cela la fasse souffrir. À travers cela, le cinéaste ne questionne en aucun cas l’avortement : jamais dans le film l’acte en lui-même n’est jugé ou remis en cause. Le cinéaste, à travers ses trois personnages, décrit une logique néolibérale japonaise inscrite dans diverses strates de la société, selon laquelle la personne handicapée serait un poids pour le pays, selon laquelle ce qui n’apporte rien au pays, ce qui ne sert à rien et ce qui n’est pas productif, n’a donc pas sa place. À travers cette opposition, et en faisant dire à son personnage de Sato que l’action de Dojima est la même que la sienne puisqu’elle considère que son enfant ne mérite pas de naître s’il est handicapé, et donc inutile, est ici présente pour montrer comment le système japonais banalise une pensée économique pouvant mener, à termes, à une forme d’eugénisme. Poussée à son paroxysme, cette logique néolibérale donne un tel massacre (dont le coupable, lors de son procès, ne s’est jamais amendé et a maintenu le bienfait de son action). Cette volonté du cinéaste de désigner comme coupable non pas le seul meurtrier, mais la nation entière, est soulignée à travers cette séquence très impressionnante de confrontation entre le meurtrier et Dojima : alors qu’elle lui indique que ses actes s’apparentent à de l’eugénisme et pourraient être reliés aux crimes des nazis, Sato lui répond très naïvement que cela n’a rien n’a voir puisque les nazis sont des « méchants », tandis que lui œuvre pour le bien de la nation japonaise. Ce dialogue d’une naïveté et d’une bêtise désarmantes souligne l’entreprise du cinéaste et la manière fascinante avec laquelle il l’a conduit : il s’oppose radicalement en un Japon contemporain à la logique libérale exacerbée dont l’une des composantes est un révisionnisme absurde, menant à ce genre de phrases dans la bouche d’un jeune homme (le révisionnisme passant, notamment, par l’éducation nationale).
Malgré tout, le film reste très faible. Pour filer la comparaison avec La Famille Asada : ce dernier possède la forme, tandis que The Moon maîtrise le fond. Le premier, en étant très superficiel sur Fukushima et le traitement du désastre dans le Japon de 2011 s’avère tout de même être une comédie émouvante, très efficace et superbement filmée (et avec une représentation esthétique du tsunami émotionnellement très forte), tandis que The Moon s’accroche à la radicalité de son propos (vouloir représenter la vérité derrière ce désastre japonais qu’est le massacre de Sagamihara et en passant par celui de Fukushima) tout en lésant souvent la forme, non pas par volonté du cinéaste mais plutôt par égarement. Ainsi, la vérité chrétienne comme moteur de tous les événements disruptifs du film face à l’actuelle famille chrétienne pratiquante ne la respectant pas est un des éléments très intéressants du film, mais pour autant jamais explorés. Le personnage de la femme sourde en couple avec le meurtrier Sato, tandis qu’elle pourrait avoir une certaine importance dans le récit du fait de sa condition, finira finalement par n’être qu’un ressort scénaristique expliquant le choix arbitraire de Sato dans ses meurtres. Certains effets de mises en scène, comme la caméra qui pivote lorsque le personnage est en face d’une situation qu’il ne peut plus nier, sont vite abandonnés mais surtout sonnent souvent très vulgaires dans l’ensemble du film qui se veut assez sobre (et qui possède tout de même ses fulgurances, comme cette intense confrontation entre le personnage de Sato et le personnage principal s’opposant sur le sort des personnes handicapées, tandis que le premier fait comprendre à la seconde que, malgré tout, elle pense comme lui de manière indirecte du fait de sa condition de Japonaise contemporaine). Il faut aussi saluer la volonté du cinéaste de filmer de réelles personnes en situation de handicap dans son métrage, allant alors au bout de sa démarche radicale, alors même que le producteur s’opposait à cela. Par ailleurs, toute l’histoire compliquée autour de la production du film montre à quel point le cinéaste a voulu aller jusqu’au bout de son ambition, quitte à se faire abandonner par sa société de production au moment de la distribution du film. Rappelons cependant que le producteur exécutif du film, Kawamura Mitsuyo, n’est pas à l’origine des tensions qui sont arrivées lors de son décès pendant le tournage.
En bref, The Moon est un film imparfait à tous les niveaux, mais charme par son honnêteté maladroite et sa radicalité assumée. Il possède de nombreuses lacunes, parfois semble être trop long (ou bien pas assez, puisque certaines grosses séquences du film pourraient être intéressantes si elles étaient développées). La mise en scène est parfois grossière, mais elle se plie heureusement bien assez souvent à l’entreprise radicale de son cinéaste. Quelques soient ses défauts et aussi nombreux soient-ils, The Moon reste un coup de cœur du festival pour la frontalité avec laquelle il s’attaque à l’un des grands drames de l’Histoire du Japon contemporain (aussi bien le massacre de Sagamihara qu’en filigrane le désastre de Fukushima).
Thibaut Das Neves
The Moon de Ishii Yuya. Japon. 2023. Projeté à Kinotayo 2023.