Video – A Snake of June de Tsukamoto Shinya

Posté le 1 juillet 2023 par

Après les excès organico-métalliques des deux Tetsuo et les drames tout aussi radicaux Tokyo Fist et Bullet Ballet, le metteur en scène Tsukamoto Shinya se lance dans un genre où on ne l’attendait pas, le thriller érotique. Un pas de côté thématique qui peut surprendre, mais pour un résultat aussi singulier que passionnant.

Japon, début du nouveau millénaire. Tsukamoto Shinya est maintenant un cinéaste reconnu et suivi de près, que ce soit dans son pays où son style séduit de plus en plus la jeune génération de cinéphiles (et cinéphages) qui voient en lui le nouveau porte drapeau du cyberpunk, ou à l’étranger où ses films font le tour des festivals. Et bien qu’il soit arrivé à un point où il se voit confier des purs films de commande comme Gemini, pour un résultat loin d’être honteux mais pas forcément aussi puissant que d’autres de ses films, Tsukamoto a d’autres plans en tête.

En effet, bien avant qu’il ne mette en scène Tetsuo en 1989, le réalisateur caresse le souhait de réaliser un thriller érotique. Collégien, il fantasmait sur les revues érotiques voire pornographiques facilement trouvables. Il a même déjà des idées de scénario, mais c’est un projet qu’il mettra de côté, le temps de se lancer dans sa trilogie tokyoïte, entre autres.

Le nouveau siècle arrive, et Tsukamoto Shinya peut enfin commencer à réaliser son thriller, sorte de pinku eiga qui ne dirait pas son nom, mais passé à la moulinette du style nerveux et radical du réalisateur de Tokyo Fist (un film qui partage quelques point commun avec A Snake of June). Dans A Snake of June, nous suivons le quotidien de Rinko, jeune femme standardiste sans histoire travaillant pour un service s’apparentant à centre d’appel pour personnes en détresse psychologique. Entre un travail peu gratifiant et une vie privée assez terne avec un mari effacé et maniaque de la propreté, Rinko mène une existence sans éclat. Mais, un jour, un homme mystérieux lui fait parvenir des photos d’elles dans des positions et des situations toutes plus indécentes les unes que les autres. Va alors commencer un jeu du chat et de la souris, entre chantage, fascination et excitation, voyeurisme et exhibitionnisme.

A priori, au vu du sujet, on pourrait légitimement s’attendre à ce que Tsukamoto en tire un film dans la droite ligne de ses prédécesseurs. Agressif, choquant, au style sur vitaminé et aux limites de l’expérimental dans la mise en scène. Et bien quelque part, sur la forme en tout cas, c’est le cas. Plastiquement, Tsukamoto a recours à la pellicule 16mm gonflée en 35mm sur un support couleur, ce qui confère au film une couleur bleue métallique, pour un aspect visuel final évoquant le métal mouillé et retranscrivant au mieux la moiteur de l’ensemble. Le film regorge d’idées folles de mise en scène qui subliment les scènes choc du script, notamment la séquence de striptease aux limites du porno soft avec son héroïne nue sous la pluie, appuyée par un montage rythmé par les flashs du photographe voyeuriste en action. Tsukamoto fait tomber la pluie, ou oserait-on dire fait pleurer Tokyo, en permanence tout au long de son récit, avec toujours cette vision mortifère et glauque de la ville japonaise.

Mais il faut reconnaitre que c’est sur le fond que ASsnake of June se montre passionnant. Tsukamoto Shinya l’avait déjà prouvé avec Tokyo Fist et Bullet Ballet, les personnages féminins de ses longs-métrages sont les éléments les plus importants de ses histoires. Ce sont des personnages forts, indépendants, et toujours mus par une volonté de s’émanciper de leurs carcan social. Ici, Rinko va voir son quotidien et son couple bouleversés par l’irruption d’un élément perturbateur, mais à l’instar du héros de Tokyo Fist, la perturbation et l’angoisse vont se changer en libération et lui permettre de se reconnecter avec sa vie et ses envies. Car si au début Rinko semble réellement inquiète et paniquée à l’idée que des photos compromettantes d’elle circulent (sans pour autant à un quelconque moment les renier), ou que son mari puisse les voir, il va s’instaurer avec son maître-chanteur une relation aussi perverse qu’ambiguë. Son harceleur va la contraindre à se livrer à des actes toujours plus osés et sexuellement explicites, et Rinko va commencer à se prendre au jeu, à son corps plus ou moins défendant. On n’oubliera pas aussi de mentionner son mari qui va commencer à se poser des questions sur le comportement de sa femme. En ce sens, Tsukamoto Shinya réussit à mettre en scène un pur thriller érotique, aussi provocateur que plastiquement maîtrisé.

Mais nous avons déjà pu constater que chez le réalisateur, la violence (ou ici en l’occurrence l’érotisme), n’est pas une fin en soi et est un moyen pour ses personnages de se dépasser et exister. L’héroïne de A Snake of June ne faillit pas à la règle. Il est difficile d’expliquer les vraies raisons du chantage et son origine ; elles font l’objet d’un twist explicatif que nous nous garderons bien de divulguer, mais on peut cependant avancer que Rinko est un personnage dans la même veine que le salaryman de Tokyo Fist, qui finissait par réapprendre à vivre à coups de latte dans la face, redécouvrant violemment le sens de sa vie. Ici, le jeu pervers permet à Rinko de redécouvrir sa sexualité inassouvie et frustrée, et le chantage abusif, de devenir un jeu de piste et de défis érotiques auquel Rinko prendra de plus en plus de plaisir. Et lorsqu’arrive le dénouement final, on assiste à la renaissance, un retour à la vie et au plaisir de l’héroïne, dans une étreinte sexuelle aussi passionnée que touchante, avec une tendresse que l’on attendait pas chez Tsukamoto.

Au final, A Snake of june est un parfait condensé du Cinéma de Tsukamoto Shinya, à la forme aussi énergique que maitrisée et propice aux excès du scénario, mais avec un fond social passionnant et plus complexe qu’il n’y paraît, pour peu qu’on ose aller au-delà de l’a priori du « thriller érotique stylisé par le réalisateur de Tetsuo« .

Bonus

Entretien avec Tsukamoto Shinya (25min) : à l’occasion d’un Q&A proposé par le distributeur Third Window Films, le cinéaste japonais répond aux questions qui lui sont posées. Tout au long de l’exercice dans lequel il est parfaitement à l’aise, Tsukamoto répond avec passion, précision et moult anecdotes aux interrogations. Il aborde les origines du film, ses choix de mise en scène, de photographie, son enfance et sa découverte de l’érotisme. Passionnant de bout en bout.

Filmer A Snake of June (15min) : un module plus orienté technique que le précédent, mais tout aussi passionnant, dans lequel le cinéaste et ses collaborateurs, du directeur de la photographie en passant par le responsable des effets spéciaux, reviennent sur les choix plastiques et visuels du long-métrage, des décors en passant par la colorimétrie. Conclusion de cette passionnante vidéo, filmer sous des torrents de pluie, ce n’est clairement pas la chose la plus facile à faire lorsque l’on a un budget limité et que comme Tsukamoto, on officie à presque tous les postes.

Romain Leclercq.

A Snake of June de Tsukamoto Shinya. 2002. Japon. Disponible dans le coffret Shinya Tsukamoto en 10 films paru chez Carlotta Films le 17/05/2023.

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