VIDEO – Bullet Ballet de Tsukamoto Shinya

Posté le 24 juin 2023 par

Après les excès visuels et sensoriels de sa Tokyo Trilogy composée de Tetsuo, Tetsuo II et Tokyo Fist, le réalisateur japonais reste dans la capitale nippone pour un long-métrage formellement aux antipodes de ses premiers films, Bullet Ballet. Mais si sur la forme il semble s’être assagi, sur le fond, il n’a rien perdu de sa force de frappe, aussi violente que profondément nihiliste et désenchantée. Et c’est évidemment à (re)découvrir dans le coffret édité par Carlotta Films.

Dans ses précédents longs-métrages, Tsukamoto Shinya dressait le portrait, en leur prêtant son visage, de personnages vivant dans la mégalopole tokyoïte,  menant une existence morose et sans aucun éclat. Des individus vides, exsangues mais qui voyaient leur quotidien chamboulé par l’irruption d’un élément fantastique. Elément qui les transformait soit en monstre de métal ultra violent et sexué, dans Tetsuo premier du nom, soit en demi dieu d’un monde sous-terrain cauchemardesque, dans la  suite Tetsuo II. Et lorsque Tsukamoto mettait de côté ces orgies de métal, c’était dans Tokyo Fist avec son salaryman qui se (re)découvrait une masculinité exacerbée au contact d’un ami plus ou moins bien intentionné, le tout dans un maelström de mâchoires brisées et de crochets du droit. Sa trilogie Tokyo étant finie, le metteur en scène pouvait désormais s’atteler à autre sujet qui lui tient à cœur.

Tsukamoto n’aime pas son pays, ou plutôt, il rejette sa société et plus particulièrement ce qu’il convient d’appeler la jeunesse japonaise. Le réalisateur est un enfant de l’après-guerre. Né en 1960, il a vu l’évolution du Japon après sa défaite, et il assiste à la lente et implacable aliénation de la population tokyoïte pour qui le travail sans répit devient la seule raison de vivre, l’effort individuel jusqu’à l’épuisement. On comprend d’où peut provenir cette volonté de dynamiter et faire exploser ce cliché de l’être humain réduit à l’état de pantin perdu dans la masse. Mais ce qui va clairement le marquer, c’est la deuxième partie des années 90, avec l’explosion de la bulle spéculative nippone et surtout le manque total d’implication ainsi que le comportement aussi rebelle qu’irresponsable de la jeunesse japonaise, et plus particulièrement à Tokyo. Une génération qui ne connait absolument rien, qui n’a jamais manqué de quoi que ce soit, mais qui semble partir à la dérive, sans aucun projet d’avenir ni envie, et qui se complaît dans la violence et la rébellion, des punk next gen dans une société toujours plus déshumanisante.

Dans Bullet Ballet, le spectateur suit le quotidien morose de Goda, interprété par Tsukamoto, salaryman on ne peut plus classique qui va découvrir avec effroi que sa femme s’est suicidée. Déjà à bout de nerf, au détour d’une rame de métro il va rencontrer (et sauver) Chisato, jeune punkette un peu paumée qui va le malmener et lui faire rencontrer sa bande de délinquants. Après s’être fait violemment passer à tabac, Goda va entreprendre de mettre la main sur un pistolet et régler ses comptes.

A première vue, le spectateur est en terrain connu, avec son personnage archétype du cinéma de Tsukamoto, le salaryman effacé, sans éclat mais à qui le destin va offrir une façon de se réveiller, si possible de la manière la plus violente qui soit. Le cadre est bien connu, nous sommes toujours dans un Tokyo froid, terne, et dont le noir et blanc du film retranscrit l’absence de chaleur humaine. Goda parvient à mettre la main sur un pistolet, et se sent revivre, ou plutôt renaît, après s’être fait fracasser. Mais pourtant, le film opère très rapidement un virage inattendu et bifurque sur le drame social en mettant sur le devant de la scène Chisato, la jeune femme que Goda va sauver. On l’avait déjà deviné avec Tokyo Fist, mais Tsukamoto Shinya sait créer des personnages féminins forts et complexes, parvenant à s’extraire du cliché du personnage féminin comme élément négativement perturbateur. Si de prime abord, Chisato apparaît comme un personnage rebelle, désagréable et quelque peu dangereux voire infréquentable, elle va se révéler être finalement le personnage le plus attachant du récit, une jeune femme forte mais fragile, aussi têtue que fondamentalement paumée et sans aucun repère social. Et si Goda reste un personnage clé dans le récit, le film opère une bascule thématique passionnante.

Clairement, le sujet de Tsukamoto n’est plus la renaissance d’un homme mort-vivant, mais le portrait désenchanté d’une génération à la dérive, complètement perdue en l’absence de repère familiaux et sociaux, et n’ayant que la violence et le crime pour seuls moyens d’expression. Goda, et par extension Tsukamoto, ne comprend pas cette génération, qui semble consumée par la haine et le rejet de la société, mais qui semble incapable de se motiver pour trouver une échappatoire à leurs angoisses et désillusions. Un seul refuge, l’hostilité et le crime. Ces angoisses, ces doutes et cette incapacité à s’engager ou se projeter dans un avenir s’illustrent parfaitement dans le comportement de Chisato, capable de rejeter violemment Goda et par la suite de lui venir en aide. Un personnage passionnant et complexe, aussi touchant que pathétique. Qu’elle s’imagine une vie (et une fin de vie) dans l’appartement de Goda, ou qu’elle joue les trompe-la-mort en bordure de quai de métro, Chisato cristallise à merveille les symptômes du mal qui ronge la jeunesse japonaise, dont les coups de sangs et exactions sont des appels à l’aide et à l’attention violemment maladroits.

Pour peindre ce portrait, Tsukamoto met de côté ses effets de mise en scène les plus agressifs et opte pour une réalisation plus classique, dans un style qui n’est pas sans rappeler à certains moments la Nouvelle Vague, avec sa caméra portée et un aspect cinéma vérité lorsqu’il dépeint ses jeunes héros errants dans les rue de Shinjuku, fantômes perdus au milieu des ruelles sombres. Son ultra violence a beau être toujours présente, Tsukamoto parvient à offrir de petits instant de répit à son héroïne, notamment lors d’une brève mais intense virée au parc d’attraction, et met en scène des séquences d’où surgit une poésie indescriptible, avec Chisato, en plein crise existentielle sous la pluie au fond d’une ruelle. On notera également le soin apporté à la bande originale de Ishikawa Chu, dont la partition se marie à la perfection à la mise en scène du réalisateur, passant du son agressif et assourdissant aux notes lumineuses et plus harmonieuses avec un soin remarquable.

Alors certes le film reste d’une noirceur et d’un pessimiste assumés, mais Tsukamoto se permet de conclure sur une note étonnamment douce-amère et gonflée d’optimiste, peut-être illusoire, avec ses deux héros qui courent à en perdre haleine, en plein jour dans les rues de Tokyo. Deux êtres s’agitant sans but précis mais mus par une indescriptible volonté, après avoir traversé l’enfer de la mort et de l’auto-destruction, d’aller de l’avant.

Bonus

Présentation du film par Jean-Pierre Dionnet : dans cette courte vidéo, le journaliste et critique cinéphile revient sur la génèse et les raisons qui ont poussé Tsukamoto à mettre en scène Bullet Ballet. Il évoque son rejet et son incompréhension de la jeunesse japonaise, et revient aussi sur la place des femmes et leur importance dans ses films. 

« Une agression des sens » : Une analyse du style de Tsukamoto par Jasper Sharp : pour ceux qui ne seraient pas totalement au fait du style autant visuel que sonore du metteur en scène, et ses choix de mise en scène, cette vidéo est une excellente entrée en matière. Dans ce module, l’expert en cinéma japonais explique les techniques de mise en scène utilisées par Tsukamoto pour donner vie à ses délires visuels, entre stop-motion et simples manipulations de montage. Il revient aussi sur la volonté de montrer l’environnement urbain comme une prison froide et déshumanisée. Une vidéo courte mais passionnante.

interview de Tsukamoto Shinya : au cours de cet entretien, le réalisateur revient plus amplement sur l’origine du projet Bullet Ballet. On apprend que l’idée lui est venue à la fois d’une agression qu’il a subie par des jeunes de son quartier, mais aussi du constat qu’il dresse sur la jeunesse actuelle, vierge de tout conflit et guerre, et incapable de communiquer avec les autres générations plus expérimentées. Un petit aparté technique est également fait sur la mise en scène plus « posée » que sur ses précédents films et sur le tournage de la scène du métro.

Romain Leclercq.

Bullet Ballet de Tsukamoto Shinya. 1998. Japon. Disponible dans le coffret Shinya Tsukamoto en 10 films paru chez Carlotta Films le 17/05/2023.

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