VIDEO – Tokyo Fist de Tsukamoto Shinya

Posté le 17 juin 2023 par

Après les expérimentations jusqu’au-boutistes du diptyque Tetsuo, continuons la (re)découverte de la filmographie de Tsukamoto Shinya avec Tokyo Fist, éloge désenchanté de la violence par un réalisateur qui, s’il met de côté ses idées fantastiques les plus folles, n’en demeure pas moins capable d’asséner à nouveau un uppercut ravageur au spectateur.

De l’aveu de son réalisateur, Tokyo Fist vient clôturer la trilogie Tokyo entamée par Tetsuo premier du nom et Tetsuo II : The Body Hammer. Deux œuvres radicales, extrêmes, dopées par la mise en scène aux limites de l’expérimentation cinématographique de Tsukamoto Shinya. Des films qui voyaient mourir et renaître sous une forme monstrueuse et incontrôlable un individu lambda, dans le premier volet, pour ensuite en faire une sorte de Dieu underground dans sa suite/remake. Cependant, pour Tokyo Fist, Tsukamoto met définitivement de côté l’aspect extrême, bordeline et expérimental de ses prédécesseurs, tant sur le fond que sur la forme, pour aller raconter un drame, dépouillé de tout fantastique. Pour autant, nous sommes chez Tsukamoto, et le réalisateur va continuer sa description de l’Homme, sa déchéance et sa renaissance, et ici, cela se fera à grands coups de poings et de crochets du droit, pour un résultat plus sombre et nihiliste que jamais.

Dans un Tokyo aux couleurs blafardes et déshumanisé, Tsuda (Tsukamoto Shinya), salaryman sans éclat ni ambitions, vit une existence morne, auprès d’une femme assez distante et peu chaleureuse. Un beau jour, un ami de Tsuda, Kojima (interprété par le frère de Tsukamoto), débarque et son arrivée va bouleverser le quotidien tiède et ennuyeux du couple. Kojima va initier Tsuda à la boxe, et celui-ci va commencer à se découvrir une force insoupçonnée et incontrôlable.

On pourrait de prime abord être désarçonné par ce troisième volet de la trilogie tokyoïte de Tsukamoto, si l’on s’attend à retrouver les excès de Tetsuo, ses amas de tôle froissée, ses mutations/fusions entre l’homme et la machine et ses outrances visuelles. Dans ses premiers films, le metteur en scène utilisait l’aspect fantastique et outrancier pour dresser le portrait d’un individu que la ville de Tokyo avait rendu fade, transparent et au final complètement inhumain, et qui finissait par totalement embrasser son nouveau statut de monstre sans limite aucune. Tsukamoto n’aime pas Tokyo, et sa mise en scène n’en fait pas mystère. La capitale nippone est plus bleue et froide que jamais, austère et dévitalisée comme une morgue à ciel ouvert, avec ses grand buildings qui écrasent les individus qui y évoluent. Le deuxième Tetsuo, tourné en couleurs, le laissait déjà paraître, mais Tokyo Fist fait clairement de Tokyo une prison psychologique grandeur nature. Et cette prison va achever de rendre amorphe Tsuda, jusqu’à l’arrivée de Kojima. Kojima est un ami de Tsuda, avec qui il partage de lourds secrets, mais c’est un ami qui va littéralement faire revivre Tsuda. La mise en scène de Tsukamoto, plus sage que dans ses Tetsuo, va d’ailleurs aller dans ce sens avec l’apparition à l’écran de couleurs plus chaudes dès lors que Kojima entre en scène et vient jouer les perturbateurs dans le ménage de Tsuda et sa femme, qui n’est pas insensible au charme et au côté bestial et brut de Kojima. Celui-ci est au passage boxeur, magouilleur à ses heures perdues, et de fil en aiguille, il va initier Tsuda au monde du noble art, ce qui va avoir pour conséquence de le « réveiller ». Mais malheureusement, Tsuda est une bombe à retardement qui ne demandait qu’à être activée, et ses frustrations et sa violence refoulée ne vont pas aller en s’arrangeant quand que Kojima va se rapprocher de sa femme.

A la lecture de ce pitch, on est surpris de voir Tsukamoto opérer un virage à 180 degrés après les orgies de métal et de fureur des Tetsuo, pour aller traîner du côté de ce qui ressemble à un drame social. Pourtant, il est effectivement question, sur la forme en tout cas, d’un drame, avec un triangle amoureux somme toute assez classique. Mais Tsukamoto va se servir de cette base solide et classique pour dresser un portrait ravageur et ultra violent d’un homme resté trop longtemps sous anesthésie sociale et psychologique, et qui va violemment se réveiller, à la force de ses poings. Le timide et effacé salaryman va se transformer en pile électrique ultra-violente, passant de pleutre incapable d’avouer ses sentiments à brute violente n’ayant que ses coups pour s’exprimer. La boxe ne sera ici qu’un exutoire, et le ring un espace de dialogue où l’on va régler ses comptes à coups d’uppercut et de manchettes. Tsukamoto filme la lente et inexorable chute de son héros chétif pour mieux en retranscrire la renaissance, en faisant en début de film de Tsuda un individu bafoué et ignoré par sa femme pour au final le transformer en homme n’ayant plus rien à perdre et donc prêt à tout casser pour réapprendre la vie. Une nouvelle existence où la seule façon de communiquer se trouve dans les coups que l’on donne et ceux que l’on reçoit, lorsque le dialogue est devenu impossible, à l’image de la scène d’échanges de poings entre Tsuda et sa femme, où les coups fusent plus vite que les mots. Le style énergique et fou de Tsukamoto reprend alors ici le dessus, avec une caméra hyper active qui colle au plus près les corps en action et les coups portés, filmant des combats d’une rare violence, entre mâchoires éclatées et explosions de gerbes de sang. Le credo est ici simple, il faut tout détruire pour pouvoir mieux reconstruire. Si les Tetsuo baignaient clairement dans le fantastique et s’achevaient dans une sorte d’accomplissement pour leurs héros, Tokyo Fist prend place dans un contexte beaucoup plus réaliste, et se révèle beaucoup plus noir et nihiliste que ses prédécesseurs. Aucun personnage n’attire clairement la sympathie. Le personnage féminin, plutôt bien écrit et beaucoup moins superficiel qu’il n’en a l’air, est ici la source de tous les problèmes du héros et ne déviera jamais de sa trajectoire ; Kojima reste la petite frappe aussi violente que fondamentalement égoïste ; et Tsuda finit par payer cher son éveil à la liberté et à la violence. Le climax est d’ailleurs un sommet de violence et de noirceur, avec son plan final sur le visage d’un des personnages, souriant mais effrayant avec son faciès intégralement détruit par les coups, devant un parterre de spectateurs horrifiés par le spectacle aux limites de la boucherie auquel ils viennent d’assister.

La trilogie de Tokyo de Tsukamoto se conclut donc sur une note passablement pessimiste et mortifère, un drame social pourtant transcendé par la mise en scène énergique et folle de son réalisateur, aussi violente et destructrice que les coups reçus par son héros.

Bonus :

Entretien avec Tsukamoto Shinya : dans ce module vidéo, le metteur en scène confirme toute l’aversion qu’il a vis-à-vis de Tokyo et son gigantisme qui écrase les individus. Expliquant sa note d’intention, il apporte des précisions quant aux sujets qui lui tiennent à cœur, comme la nécessité pour l’être citadin déshumanisé de se reconnecter à sa chair et son esprit. Il abordera également quelques petit aspects de sa mise en scène et anecdotes de tournage avec son frère, boxeur de son état et conseiller sur le film.

Présentation du film par Jean-Pierre Dionnet : le plus communicatif des cinéphiles est ici à nouveau sollicité pour restituer Tokyo Fist dans le parcours de son réalisateur. Jean-Pierre Dionnet aborde aussi les choix de mise en scène et de scénario de Tsukamoto, avec par exemple la façon dont est écrit le seul personnage féminin du film, l’aspect parfois sado maso de son réalisateur, sans oublier quelques anecdotes de tournage.

Romain Leclercq.

Tokyo Fist de Tsukamoto Shinya. 1995. Japon. Disponible dans le coffret Shinya Tsukamoto en 10 films paru chez Carlotta Films le 17/05/2023.

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