MUBI – La Fête du feu d’Asghar Farhadi

Posté le 7 avril 2022 par

Parmi la pléthore de films iraniens que propose MUBI se trouvent les premières réalisations d’Asghar Farhadi, dont La Fête du feu. Pour son 3ème film, l’auteur déploie une fois de plus une des thématiques fondamentales de son cinéma : la rumeur comme meurtrissure.

Si vous n’avez pas encore vu La Fête du feu, voici 3 bonnes raisons de le découvrir :

1/ L’auteur compte aujourd’hui comme l’un des principaux cinéastes du Moyen-Orient, auréolé de nombreuses récompenses (Ours d’Or à Berlin, Grand Prix et Prix du Scénario à Cannes, César du Meilleur film étranger, Prix du Jury aux 3 Continents de Nantes…). Aux côtés de Jafar Panahi et de Mohammad Rasoulof, il incarne une des figures de proue du cinéma iranien actuel. Découvrir l’un de ses premiers films, et surtout constater la maturité de son style, c’est saisir l’origine d’une telle importance. Voir aussi pour la deuxième fois l’actrice Taraneh Alidoosti jouer chez lui (après Les Enfants de Belle Ville et avant À propos d’Elly et Le Client), c’est prendre le pouls d’une collaboration fructueuse entre une superbe comédienne et un cinéaste.

2/ Se situant sur une journée entière, du petit matin à la nuit tombée, pendant que se prépare la fête du Nouvel an persan, la structure théâtrale du scénario se noue au réalisme aigu de la mise en scène pour fondre les coutures dramatiques sous les plies du réel. Jouant des allers-retours entre l’extérieur de la rue (où les tchadors sont de mise) et l’intérieur des appartements, faisant dialoguer le dehors et le dedans par un mixage son savamment composé, La Fête du feu déploie son histoire d’amour heurtée tout en orchestrant un sentiment de véracité profondément juste.

3/ Très iranien dans son folklore culturel, ce que raconte le film (les rapports de classe, les illusions brisées des couples adultérins, la rumeur sociale comme corset pour l’épanouissement des individus) jouit d’une portée universelle. On peut parfois penser, dans l’approche humaniste et passionnel, à certains accents empruntés à Bergman, Cassavetes ou Almodóvar.

 

Après avoir vu La Fête du feu ou si un texte plus analytique a priori de sa découverte vous intéresse, la suite est pour vous : en incipit, apparaît un écran noir sur lequel s’inscrit en farsi les mots suivants : « Au nom de Dieu » . Que faut-il voir dans cette supplique ? L’inscription du récit dans le contexte de cette fête zoroastrienne aux enjeux religieux ? Une adresse au sceau divin, apparemment impuissant dans le film à rendre limpide la vérité des sentiments devant la veulerie des hommes ? Un blanc-seing pour se dédouaner de tout blasphème dans ce portrait de la médiocrité humaine ? Probablement un peu de tout ça à la fois.

Pendant 1h40 se croisent 4 protagonistes : Roohi, la jeune aide à domicile issue d’un milieu populaire, Mojdeh, l’épouse du couple citadin de classe moyenne, Morteza, le mari, et Amir Ali, l’enfant du même couple. Autour, gravitent plusieurs autres personnages, rouages déterminants pour éclairer la véritable nature des relations et percer à jour les mensonges de chacun.

À l’échelle d’une journée entière, tonnent tout le long des pétards de célébration. En attendant au pied d’un immeuble, la jeune femme entend des enfants jouer avec des fusils en plastique et des explosifs. Deux enfants se font même disputer à l’école par un proviseur parce qu’ils détenaient des pétards interdits. Figure métaphorique pour cristalliser le contraste entre la fête d’un renouveau (celui d’une nouvelle année à venir) et la représentation d’un couple au bord de l’implosion, les pétards qu’on ne cesse d’entendre participent du rythme enlevé. La vivacité des personnages (grâce à l’écriture et à leur interprétation), leur côté rieur, passionné, complexe, humain trop humain charge aussi l’énergie générale d’un dynamisme qui, pris dans l’illusion du cinéma, nous est offert comme authentique en apparence. La vélocité du montage et la variété des axes de plan (qui favorisent l’allégresse du tempo en même temps qu’ils figurent le croisement des points de vue, nœud moral du récit) sont d’autres armes de la mise en scène pour offrir à La Fête du feu son incandescente vivacité.

Particularité de Farhadi, qui légitime sa position au rang des cinéastes contemporains importants : le point de vue du récit passe d’un personnage à un autre, non pas par désengagement immoral de son récit (comme c’est le cas dans bien des productions postmodernes) mais plus pour construire une monade a-morale de sensibilités. Même lors de l’acmé dramatique où le mari possessif (et finalement adultérin) frappe sa femme jalouse dans la rue, l’espace que Farhadi lui octroie désarme tout effet de condamnation péremptoire.

Se retrouve ici, comme dans tous les films de l’auteur, le motif dramatique de la rumeur sociale comme plaie de l’épanouissement des individus. Souffrant d’imaginer son mari trompeur et, par-delà la blessure intime, craignant les railleries publiques, Mojdeh se laisse déborder par ses émotions et accuse, par suspicion, Morteza d’adultère. Les postures prises par chacune et chacun pour révéler la vérité sur ce sujet, nourries par les petites lâchetés aux grandes conséquences, donnent à voir (sans jugement ni condamnation) quelque chose de la nature humaine.

Autre élément déterminant chez Farhadi, légion ici aussi : la présence largement dominante des figures féminines. Loin du stéréotype de la femme forte mais victime, les personnages offrent une palette large de la représentation des femmes iraniennes. Sans céder à la binarité étanche de la bourgeoise éplorée soutenue par la prolétaire tenace, le récit construit – non sans une certaine prouesse admirable – en l’espace d’une journée et tout en délicatesse des personnages en nuances. Y compris lorsqu’on les voit déchaînées par leur passion ou sujettes au doute, comme chez Lee Chang-dong ou les Dardenne, les femmes de La Fête du feu ne sont ni les simples vecteurs bornés d’un point de vue ni les incarnations figées d’un axe moral.

En amont d’Une séparation, qui a rendu le cinéaste célèbre auprès des cinéphiles français, ce 3e long-métrage porte, déjà épanoui, les linéaments singuliers de son cinéma. Rares sont les auteurs orientaux émergés dans les années 2000 et qui ont, si tôt, assis une oeuvre avec autant de fermeté stylistique et de souplesse morale et politique sur le monde. Souvent minoré pour être pris entre les feux des géniaux Les Enfants de Belle Ville et Une séparation, La Fête du feu porte pourtant son lot de grandeur et participe de façon éminente à l’importance contemporaine de Farhadi.

Flavien Poncet

La Fête du feu de Asghar Farhadi. Iran. 2006. Disponible sur MUBI.

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