Etrange Festival 2021 – Extraneous Matter de Ugana Kenichi : lifeforce

Posté le 15 septembre 2021 par

Avec Extraneous Matter, le jeune cinéaste Ugana Kenichi nous propose de lier des quotidiens mornes nippons par leur absurdité face à l’arrivée de créatures. Pendant ce moment, le film va explorer le vertige de l’inconnu dans le désert des vies mécaniques dans un geste entre Spielberg et Tsukamoto Shinya. Et c’est à découvrir à L’Etrange Festival !

L’argument d’Extraneous Matter est simple. Un jour, une sorte de monstre tentaculaire fait son apparition dans la vie d’une jeune femme. Par un jeu trouble entre le désir et le refoulé, il va reconnecter la jeune à sa sexualité, mais également son petit ami, et ses amis. En réalité, cette créature n’est qu’un des nombreux monstres aux tentacules qui ont intégré la vie des Japonais au sein de l’œuvre. Ugana ne cache pas la polysémie que porte sa créature dès sa première apparition dans l’armoire de la jeune femme, autant une figuration d’un des fantasmes récurrents de la pornographie japonaise depuis les années 80 que celle d’une altérité fantastique propre au cinéma US mainstream de la même période. C’est bien dans une sorte de fusion trouble entre ces deux imageries que le cinéaste construit son œuvre. Dans sa volonté de rendre compte du cloisonnement et de la pauvreté du quotidien, il utilise le format carré et le noir et blanc. Une répétition mécanique des actes de la jeune femme autant que le vide qui peuple les rues ou les silences qui ponctuent les discussions des autres corps de l’œuvre, tout nous pousse à ressentir ce vide existentiel qui habite le quotidien nippon dépeint dans Extraneous Matter, presque à son insu. Même l’apparition de l’alien ne provoque pas de bouleversement esthétique, il vient libérer les corps de l’intérieur. Car si ce que Ugana nous donne à voir semble répétitif et statique, le mouvement que capte le cinéaste est une sorte de reconnexion psychique entre les individus et leur existence. Ce qui ce joue dans Extraneous Matter est autant une réappréciation du présent comme une expérience physique, matériel que comme une reconnaissance de la beauté de l’existence presque spirituelle à l’aune de l’absurde mouvement qu’est celui de vivre.

C’est dans cette tentative de retrouver une sorte d’unité des individus mais surtout de l’humanité que la créature comme pure altérité, comme alien est pertinente chez Ugana comme elle l’est chez Tsukamoto, où le monstre ne sert qu’à révéler physiquement, un non-dit psychique. Extraneous Matter partage ce caractère viscéral du cinéma de l’homme derrière Tetsuo ou Snake of June. La sexualité, le dialogue ou les autres modalités de connexion que propose le monstre ne servent qu’à renforcer l’étonnante absurdité du présent, aussi bien pour le spectateur qui assiste à un enchaînement de saynètes incongrues que pour les personnages qui sont tout aussi conscients que ce qu’ils vivent est singulier. De ce décalage naît un humour froid qui rythme les différents segments de l’œuvre dont en réalité, le titre Extraneous Matter, ne désigne que le premier court-métrage qui est suivi de Coexistence et d’autres pour former la matière de l’œuvre. Ces différents segments, par leur montage elliptique, laissent le spectateur remplir les trous, qui ne sont que des conventions narratives, des lieux communs. Ugana n’est intéressé que par la captation du singulier dans le présent. Mais en filigrane, un film d’invasion extraterrestre se joue sous nos yeux. De l’apparition des créatures à Tokyo dans le deuxième segment à leur recherche par la police dans l’avant-dernier, nous avons en réalité assisté à un film catastrophe du point de vue des gens dont la vie ne semble pas être bouleversée par les macro-mouvements de ce genre « d’invasion », mais par les rencontres avec les aliens comme une part d’eux-mêmes. On peut penser à la séquence lors de laquelle deux hommes trouvent une créature dans une décharge où ils travaillent, menée dans une fougue spielbergienne, et qui décident de garder et sauver la créature avant que cette dernière ne disparaisse en allumant le bout de sa tentacule comme dans E.T. Cette séquence introduit la dimension lyrique de l’œuvre qui, après la disparition des aliens, se permet une liberté formelle à travers le montage de photos et de vidéos d’archives de la vie de la jeune femme du premier segment. Ce climax surprenant, pendant un instant, nous laisse ressentir une profondeur au dispositif de Ugana qui était sous-jacente. Le dernier segment, marqué par les images d’archives, devient une sorte d’adieu délicat et réconfortant à ces êtres qui désormais sont parmi nous, non plus en tant qu’autre mais en tant qu’incarnation réelle des désirs. Avec une certaine habilité et une étrange beauté, Ugana parvient à invoquer l’émerveillement béat du cinéma de Spielberg pour exprimer les retrouvailles d’une femme et son désir, sa sexualité, sa vie… son corps. Il n’y a pas plus étranger que cette matière dont on ne peut se défaire et qui malgré nous contient le spectre de ce que voulons autant que ce que nous sommes ou serons, et c’est cette matière que Ugana Kenichi vient remettre au cœur de la vie des jeunes nippons avec son lyrisme absurde et son dispositif fascinant. Extraneous Matter met scène la possibilité d’une harmonie entre soi et ses propres monstres devant l’énigmatique mystère de l’être.

Kephren Montoute

Extraneous Matter de Ugana Kenichi. Japon. 2021. Projeté à L’Etrange Festival 2021

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