Le 28e Festival International des Cinémas d’Asie (FICA) s’est clôt mardi 8 février au Théâtre Edwige Feuillère de Vesoul. Au fil des 8 jours de cette première édition tenue après la pandémie du covid, se sont croisés dans les salles du Majestic et à la maison du FICA rien moins que l’Iranienne Leila Hamatai (Cyclo d’Or d’honneur & Présidente du Jury), le Japonais Fukada Koji (Cyclo d’Or d’honneur), l’Afghane Soraya Akhlaqi, le Cambodgien Kavich Neang et la Palestinienne Suha Arraf… Bâtant au rythme de ces artistes asiatiques, le festival a célébré la liberté des individus à transcender les frontières.
La singularité du FICA, confortée malgré une édition en légère baisse de fréquentation (comme une grande partie des événements culturels maintenus dans le contexte sanitaire actuel), tient sur deux piliers : la convivialité de l’événement, incarnée non seulement par les fondateurs et directeurs Martine et Jean-Marc Therouanne mais aussi par toute l’équipe trans-générationnelle ; la qualité de la programmation qui permet de découvrir des incunables ouzbeks (comme Les Amoureux, Tachkent terre du pain et Je me souviens de toi), des avant-premières (La Famille Asada, Hit the Road – acclamés) et des hommages (comme celui au cinéaste de la 4e génération Xie Fei ou aux cinémas afghans).
Bénéficiant de cette double force, la 28e édition et ses 84 films (!) ont offert plusieurs grands moments de découvertes. Voici une sélection de 5 films (forcément subjective) des meilleurs (re)découvertes, présentés par ordre de diffusion.
Kandahar (Iran/Afghanistan, 2001) de Mohsen Makhmalbaf
Projeté en ouverture, en présence de son auteur mais aussi d’un parterre d’invités afghans et iraniens, ce regard foudroyant, produit à la même période que les attentats du 11 septembre, porte sur le sort des femmes afghanes contraintes de se couvrir de la burqa. Tragiquement, il retrouve une actualité en 2022. Signé par un des pères fondateurs du cinéma iranien moderne (auteur de Salaam Cinéma et du Cycliste), Kandahar plonge une jeune femme canadienne d’origine afghane au cœur de la guerre civile des talibans pour rechercher sa sœur disparue. Entre poésie de l’absurde (bouée de secours pour éviter que le film ne plonge dans l’édification moraliste) et fulgurances esthétiques, Makhmalbaf aménage un espace de liberté, celui qui manque aux femmes mutiques sous leur voile intégral, aux hommes mutilés par un conflit qui les dépasse, aux âmes errantes venues chercher en vain la spiritualité. Réussissant le tour de force discret d’instiller de l’humour dans un contexte qui en semble dépourvu, le ton du film navigue entre constat politique sans détour (par des biais simili-documentaire) et absurdité tragique (où des prothèses de jambes sont parachutées au-dessus de tentes d’aide humanitaire). En s’ouvrant sur ce chef-d’œuvre produit entre l’Iran et l’Afghanistan, le 28e FICA a campé son regard d’emblée, et avec son force, entre le Golfe et l’Asie centrale.
Harmonium (Japon, 2016) de Fukada Koji
Parmi l’intégrale des films de Fukada, programmée en 28 séances et 14 films, j’ai pris plaisir à revoir celui par lequel je l’avais découvert. Ce 6e long-métrage de l’auteur résonne avec son 3e, Hospitalité. Dans les deux cas, comme dans le Théorème de Pasolini ou le Parasite de Bong, un individu s’introduit dans une famille pour la faire progressivement imploser. Dans Hospitalité, le tout se donne à voir sous un versant comique. Dans Harmonium, c’est le dramatique qui prime. La construction progressive du drame en marche, la faculté du récit à nous surprendre et la tonalité communément tragique des acteurs sont les forces solides du récit. Sélectionné en 2016 à la section Un Certain Regard du Festival de Cannes, la rigueur quasi-métrique de l’image et du montage ont fait de l’œuvre une des plus sidérantes venues du Japon cette année-là. Plusieurs années plus tard, en le revoyant, il en reste cette inclinaison implacable vers la tragédie en marche, non sans parfois un très léger soupçon de surdose.
Les Amoureux (Ouzbékistan, 1969) d’Elyer Ishmukhamedov
Le FICA, c’est aussi et surtout des découvertes d’œuvres rarement diffusées. Dans le cadre du cycle « Regard sur les cinémas des routes de la soie« , plusieurs films d’Asie centrale (de l’Afghanistan au Turkménistan en passant par le Tadjikistan) ont été programmés. Réalisé en 1969, Les Amoureux compte comme l’un des tous derniers films soviétiques tournés en noir et blanc. Produit par Uzbekfilm, ce studio créé en 1925 et qui a favorisé le développement industriel de la production cinématographique ouzbek, le long-métrage est le premier de son auteur, qui en réalisera une quinzaine jusqu’en 2014. L’histoire y est définitivement accessoire : des relations amoureuses s’entrecroisent dans la jeunesse de Tachkent. L’ensemble n’est qu’un prétexte à une foule d’inventivités formelles, confortant l’hégémonie en la matière du cinéma soviétique. Au jeu des croisements, Les Amoureux semble résulter du maillage entre Une Femme mariée de Godard et les plus beaux essais d’Artavazd Pelechian. Une scène d’incendie offre au cinéaste l’occasion de composer un poème purement formel sur le feu comme orchestrateur des ombres et des lumières sur l’écran. Une autre scène où le protagoniste est emporté par le torrent d’un ruisseau, avec une cohorte de pastèques, atteint le degré des plus belles scènes du cinéma de Vertov. Dans ce feu de joie plastique et figural, réside aussi l’insouciance attendrissante d’une jeunesse enivrée dans les bals populaires, évoquant l’équivalent polonais et tchèques de la même époque. Un vent de fraîcheur offert par une copie 35mm aussi rarement projetée que sa découverte fut précieuse.
Hit the Road (Iran, 2021) de Panah Panahi
Premier film du fils de Jafar Panahi, ce road-movie familial (où Little Miss Sunshine rencontre Le Goût de la cerise), passé par la Quinzaine des Réalisateurs 2021, souffle un grand vent de fraîcheur sur le cinéma iranien. Confirmé, depuis quelques mois, comme l’un des meilleurs au monde (avec comme preuves La Loi de Téhéran, Le Diable n’existe pas, Un Héros…), le cinéma iranien semble parfois atteindre une aporie du style. Cela se résumerait par : conflits moraux déliés soit dans des paysages sublimes (façon Kiarostami–Makhmalbaf) soit dans un cadre ultra-réaliste (façon J.Panahi–Farhadi). En épousant cette tradition, Hit the Road la porte aussi vers d’autres horizons. Grâce à une galerie de personnages composés avec un équilibre symphonique (l’énergie débordante du jeune garçon pondérée par le stoïcisme du père, lui-même mesuré par la fébrilité brute de la mère et la sensibilité crispée du fils), ce récit familial déploie une galerie d’émotions intenses. S’y croisent des thématiques comme la filiation au père (forcément autobiographique, en l’occurrence), la propension à se détacher de ses enfants et le rapport de la jeunesse iranienne à la pop culture occidentale. Et chaque plan (véritablement chacun d’eux) offre une merveille d’expérience au spectateur : à la composition limpide du cadre qu’on connaît chez Kiarostami, se substitue ici des éléments perturbateurs, des punctum barthésiens qui font du montage une aventure sensorielle profondément stimulante.
Le film sortira le 27 avril en salles, grâce à Pyramide Distribution. Nous en reparlerons…
Along the Sea (Japon, 2021) de Fujimoto Akio
Parmi les 9 films en compétition, ce 2ème film du réalisateur nippon emprunte les formes du documentaire (caméra épaule, observation longue et lente, description par le montage des articulations de pouvoir). Il y déploie le portrait de trois jeunes immigrées vietnamiennes soumises aux abus de pouvoir des personnes qui les accueillent et contraintes d’entrer dans l’illégalité pour pouvoir survivre. Au sein d’une cinématographie nationale que Fukada lui-même déplore ne pas être éminemment politique, ce « portrait de femmes » explore une zone d’ombre du Japon actuel : celui du sort réservé aux migrantes. Épousant parfois certaines complaisances, du registre de celles récemment vues dans Ayka de Dvortsevoï (un excès de dolorisme et d’assurance formelle), l’exploration topographique du nord enneigé de l’archipel, la révélation de l’administration locale pour contraindre l’aide aux sans papiers, la beauté visuelle des lumières hivernales, tout cela compose autant d’atouts face à l’austérité peu aimable de l’œuvre. Au final, Along the Sea s’est vu être le film le plus primé au palmarès : Prix du Jury INALCO, Prix de la Critique et Grand Prix du Jury. Leila Hatami a ainsi justifié son choix : « Exposant une nature calme, reposante d’une part, dure et sans pitié par ailleurs, le film nous met face aux grands problèmes socio-économiques auxquels sont confrontés les personnages, proches géographiquement des pays développés mais qui subissent des conditions de vie totalement à l’opposé« .
Fort du souvenir déposé par ces films et par tous les autres qui ont siégé dans les 5 salles du Majestic, le rendez-vous semble avoir été pris par tous les festivaliers présents pour se retrouver l’an prochain (sans masque ?), du 28 février au 7 mars 2023.
Flavien Poncet