ARTE.TV – Ayka de Sergueï Dvortsevoï : expérience de l’enfer

Posté le 14 avril 2021 par

Ayka de Sergueï Dvortsevoï s’est vu décoré du prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes 2018, pour la prestation de l’actrice Samal Yeslyamova. Ce film, qui narre l’enfer d’une femme kirghize en situation irrégulière dans un Moscou glacé, est disponible sur arte.tv.

Ayka accouche d’un petit garçon dans une maternité moscovite. Seulement vêtue de son anorak bleu et de son téléphone, elle s’enfuit, car elle doit trouver de l’argent à rembourser à un mafieux kirghize à qui elle a emprunté, pour monter une petite affaire qui n’a pas marché. Elle est menacée de toutes parts : en situation irrégulière, elle risque de se faire renvoyer à la frontière, et si elle ne rembourse pas, c’est la mort qui l’attend. Elle souffre également physiquement, d’une hémorragie survenue à la suite de son accouchement, et sa poitrine gonflée par le lait la fait souffrir. Dans ce froid intense, elle cherche tant bien que mal du travail…

Ayka est un film sans pitié envers son personnage. Quoique Ayka réalise, elle ne fait aucun pas en avant, et chaque événement de l’intrigue la plonge un peu plus dans l’obscurité. Ce procédé, poussé à son paroxysme, a de quoi désarçonner. Que peut bien chercher le metteur en scène dans l’écriture d’un tel protagoniste ? Il ne s’agit pas réellement d’évoquer la condition des clandestins, pas plus que de peindre un portrait de la mafia ou du système économique parallèle – car Ayka travaille sans titre de séjour avec la bénédiction de plusieurs patrons. Le focus est complètement fait sur la protagoniste, afin de faire ressentir le supplice total qu’elle vit. Sergueï Dvortsevoï imagine que des êtres humains peuvent vivre ce genre de vie infernale et en matérialise les sensations dans un long-métrage.

Le premier niveau de cette intention réside dans l’écriture. Ayka est d’abord confrontée aux plus mauvais côtés de l’humain. Elle ne rencontre aucune empathie chez les autres, que ce soit bien sûr les mafieux et les patrons malhonnêtes, mais également ses collègues d’un jour qui ne saisissent pas sa souffrance alors qu’elle se lit sur son visage. Le seul semblant de soutien qu’elle obtiendra viendra d’une femme de ménage kirghize, également clandestine, qui lui cédera pour quelques temps son poste. Alors, Ayka, logée dans un cagibi, s’habille de sa tenue de technicienne de surface et allume la radio ; elle ne s’est jamais sentie aussi bien. Ce dont elle se satisfait temporairement donne une idée de ce qu’elle a vécu auparavant. Sans doute seule une personne dans la même situation peut arborer un semblant d’humanité. L’écriture se tient ainsi : elle ne laisse aucun souffle ni à son personnage, ni aux spectateurs, par souci de radicalité. La respiration que constitue son emploi de femme de ménage ne paraît là que pour établir une jauge de la misère à laquelle est livrée Ayka.

La mise en scène intervient ensuite, révélant peu à peu ses vertus quant à l’objectif poursuivi. Le film s’attache à faire percevoir la dureté du climat et l’insalubrité des milieux pauvres. Blanc-gris dehors, gris-vert pâle dans les intérieurs, la photographie du film dépeint une atmosphère glaciale et humide à la perfection. En matière de prise de vue, la caméra est portée à l’épaule et suit l’actrice au plus près de son visage. Il est ainsi possible d’apprécier son jeu, la retenue qui s’exerce, comme si elle portait le poids du monde sur ses épaules et ne voulait le montrer à personne. L’idée de ne faire percevoir que peu de choses en dehors des contours de son visage permet aussi de cloisonner sa psyché : nous, spectateurs, sommes également prisonniers de son stress. Certes, l’expérience de cet enfer peut paraître pénible. Elle témoigne néanmoins d’une intention du réalisateur ferme, et qui se tient jusqu’au bout. Si on devait lui trouver une parenté, on pourrait regarder du côté des héroïnes de Mizoguchi Kenji, ou de films chinois plus radicaux tels que Blind Mountain et Une Chinoise.

Le film de Sergueï Dvortsevoï est une coproduction entre de nombreux pays, se déroule en Russie, met en scène une kirghize interprétée par une actrice kazakhe, et réalisée par un metteur en scène kazakhstanais. À l’image de son héroïne, Ayka est un film sans patrie, perdu quelque part dans le cinéma mondial. Après une diffusion restreinte en salles et sa récompense, le film a été invisible un long moment en termes d’exploitation. Son intention : montrer l’enfer de la misère humaine, ce qui rebutera sans doute plus d’un spectateur. À cet effet, il se révèle terriblement efficace et honnête de bout en bout.

Maxime Bauer.

Ayka de Sergueï Dvortsevoï. Kazakhstan-Russie-Allemagne-France-Pologne-Chine. 2018. Disponible sur arte.tv jusqu’au 14/04/2021.

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