LIVRE – Le Japon vu par Yamada Yôji de Claude Leblanc

Posté le 31 janvier 2022 par

Éditée dans un ouvrage copieux (750 pages !) aux Éditions Ilyfunet, cette monographie du cinéaste japonais méconnu Yamada Yôji offre à son auteur, Claude Leblanc, l’occasion de partager sa passion conjointe pour l’artiste et l’histoire nippone du XXème siècle. Chapitré de façon biographique, l’ouvrage se parcourt au fil de trois axes : l’histoire socio-économique du Japon, l’émergence puis la longue confirmation d’un cinéaste important et quelques annexes culturelles sur le pays du soleil levant. Un livre prolixe pour les gloutons de savoir.

Tissant trois œuvres en une, Leblanc présente la naissance de ce cinéaste quasiment inconnu en France par le truchement de l’histoire houleuse du Japon, au début du XXème siècle. La genèse de l’homme remonte jusqu’à ses aïeux, à l’époque du nisshin sensô (la guerre sino-japonaise à la fin du XIXe pour la domination de la Corée). De considération historique en circonstances géographiques, avec une touche de sociopolitique, l’auteur du livre plante dans les premières pages le décor du monde nippon dans lequel advient Yamada Yôji.

Le soin biographique de l’ensemble va jusqu’à inclure des photos de la prime enfance et de la maison natale du cinéaste. La qualité des illustrations tout au long des centaines de page excède le seul cas de Yamada pour offrir un véritable panorama du pays au fil du XXème siècle. De son industrialisation à l’essor du divertissement populaire, en passant par les relations entre nouveaux médias nationaux et politiques patriotiques, les illustrations pléthoriques portent l’intérêt du livre au-delà du seul champ cinéphile. À cette imagerie variée, s’ajoutent les nombreux concepts nippons, jalonnés au fil des chapitres. On y apprend, pour les néophytes, le concept de furusato, l’attachement des Japonais à leur région natale comme levier déterminant pour que chacun construise son identité nationale et citoyenne. Et ce concept-là, comme tous les autres, sert de pierre de touche pour saisir la position de Yamada cinéaste.

Leblanc file un travail historique d’orfèvre pour élargir la filmographie de l’auteur à des perspectives extra-esthétiques. Pas de traité plastique ou de considération formaliste dans cet ouvrage, l’écrivain entend plutôt faire résonner les 90 films du cinéaste avec l’histoire de son peuple. Le souci du détail va même jusqu’à la liste semblablement intégrale des films que l’artiste a vus dans ses années de formation, dressant un pont entre le nippo-centrisme des œuvres de Yamada et des longs-métrages occidentaux comme 14 JuilletLe Voleur de bicyclette et Les Lumières de la ville. Yamada jeune premier dans l’industrie culturelle japonaise y est même dépeint en parallèle avec les grands pontes de l’époque. On y apprend par exemple qu’il est entré la même année que Ôshima aux studios  de la Shôchiku, dont il finira par devenir le porte-drapeau dans les années 80.

Sur le plan cinéphilique, qui se taille une part égale avec les pans historique et culturel, l’ouvrage passionne par le portrait qu’il dresse d’un auteur, apparu dans le giron de la taiyôzoku (cette génération de jeunes artistes émergés dans les années 50 et qui vont se faire les porte-voix de la jeunesse contestataire des années 60) mais qui va surtout se forger une place du côté de la comédie populaire. Être français et lire Le Japon vu par Yamada Yôji, c’est un peu comme être japonais et lire une monographie sur Patrice Leconte. Même si, c’est ce que démontre avec brio Leblanc, le cas de Yamada semble unique dans l’histoire du cinéma. Le degré d’érudition et le souci du détail qui confine à la thèse de doctorat universitaire (allant jusqu’à cartographier les lignes de train apparaissant dans ses films) pourront ravir les chercheurs et très certainement épuiser un peu les cinéphiles. La touche de romanesque qu’on attend souvent d’une monographie (qui, soucieuse de conserver la vérité historique, tâche parfois d’imprimer la légende) est ici passablement amoindrie. Dans son souci d’intégrité journalistique, l’ouvrage ne se rend, dans l’absolu, que plus admirable.

Pour qui ne connaît pas du tout Yamada Yôji, il y est présenté, pêle-mêle, comme un épigone de Marcel Pagnol ; comme l’inventeur d’une des franchises comiques les plus populaires du Japon, Otoko wa tsurai yo / C’est dur d’être un homme (dont le cinéaste a réalisé quasiment tous les 50 « épisodes », héritière du rakugo, théâtre comique, et, pour l’anecdote, adulé par Kim Il-sung) ; comme le sismographe continu des soubresauts sociétaux de son pays (comme la fracture sociale, le kakusa shakai à travers le prisme populaire de sa série comique) et comme l’incarnation de ce que Leblanc nomme le ciné-ma (le ma étant ce concept japonais représentant l’espace-temps suspendu chargé de sens).

Parcourir les 520 pages de monographie et effeuiller les dizaines de pages suivantes qui détaillent chacun des films du cinéaste, c’est plonger à travers un trou de souris (celui d’un seul et unique auteur) pour découvrir le panorama gigantesque d’une œuvre ultra-populaire au Japon, ultra-méconnue en France mais cardinale dans l’Histoire du cinéma. Reste à ce que ce volume, destiné à une niche somme toute bien ciblée, puisse inspirer les cinémathèques, les sites de VàD, les éditeurs, pour laisser poindre un peu du cinéma de Yamada, au-delà du seul de ses films sortis en salle en France, La Maison au toit rouge en 2014.

Flavien Poncet

Le Japon vu par Yamada Yôji de Claude Leblanc. France. 2021. Paru aux Éditions Ilyfunet