Masumura Yasuzo livre une des plus mordantes satires sur l’arrivisme du salary man et l’impitoyable monde des corporations capitalistes avec Giants and Toys disponible chez Arrow.
Devant la concurrence féroce que se livrent trois usines de caramels, l’attaché de presse de l’une d’entre elles découvre une jeune fille pauvre et décide d’en faire la star publicitaire de la marque.
Durant les années 50, le capitalisme moderne galopant et le règne des corporations inspirent grandement la fiction, notamment dans la description d’une déshumanisation au service de la réussite matérielle forcenée. Cela donnera aux États-Unis quelques œuvres passionnantes comme la satire La Blonde explosive de Frank Tashlin (1957), le drame L’Homme au complet gris de Nunally Johnson (1956) ou des immersions dans ces conglomérats avec La Tour des ambitieux de Robert Wise (1954) et Patterns de Fidler Cook (1956). Tous ces films américains prennent majoritairement l’angle introspectif en confrontant l’ambition aveugle des personnages aux maux qu’elle inflige à leur sphère intime. Au Japon, cette description au vitriol des corporations fustige à la fois la tradition locale du salary man dévoué (dans un sous-genre d’abord littéraire appelé le keizai shosetsu) mais également la perte d’identité nationale par l’intrusion de ce capitalisme sauvage occidental.
C’est tout le propos de Giants and Toys qui nous plonge dans la concurrence féroce de sociétés de confiserie au moment de sortir leur nouveau produit. Le jeune Nishi (Kawaguchi Hiroshi) est attaché de presse au sein World sous la responsabilité de son supérieur aux dents longues Goda (Takamatsu Hideo). L’introduction nous confronte d’emblée à la pression des chiffres où les cadres de World observent leurs courbes de ventes face à la concurrence. Le rythme trépidant, les couleurs criardes et les environnements tapageurs traversés (bureaux en ébullitions, bars enfumés) donnent à voir un aperçu excitant de cette vie de salary man. Pourtant, les sentiments se heurtent déjà à l’ambition sous le vernis chaleureux, la rivalité entre compagnies viciant de façon sous-jacente l’amitié de Nishi avec un ami d’enfance, ou la romance naissante avec Masami (Ono Michiko). Tout en essayant de jouer ce jeu (on s’amuse des scènes triviales où les amis essaient de se soutirer des informations à rapporter à leur boss), notre héros s’avère néanmoins trop « humain » et pas assez cyniquement déterminé pour gagner.
Cela nous introduit au dévoiement global nécessaire à la réussite. Kyoko (Nozoe Hitomi), jeune fille des bas-fonds, est ainsi embauchée pour l’authenticité qu’elle véhicule tant dans ses tares physiques (une dentition sinistrée), que dans son caractère écervelé. Cela en fait une marionnette facile à manipuler, et une figure à laquelle le public peut s’identifier après un savant travestissement en jeune adolescente niaise et innocente. C’est d’ailleurs une forme de symbole que Masumura réunit avec Kawaguchi Hiroshi et Nozoe Hitomi, le couple pur de son premier film Les Baisers (1957), chef d’œuvre de mélo juvénile teinté de néoréalisme. L’époque a changé et n’autorise plus ces nobles sentiments. Masumura apporte un constant contrepoint par le dialogue, la mise en scène et les situations au clinquant factice. Goda, dont on sous-entend qu’il s’est marié par ambition (son épouse étant la fille de son supérieur) explique dans une scène que c’est ainsi que va le monde tandis qu’en arrière-plan, son épouse marque un imperceptible temps d’arrêt en quittant la pièce. Masami écarte quant à elle une timide proposition de mariage de Nishi car son salaire est trop faible pour qu’elle puisse s’arrêter de travailler une fois mariée. Nishi, par sa pureté, s’avère trop maladroit quand il cherche à se montrer calculateur (la séduction poussive de Kyoko par nécessité publicitaire) et ne dépasse pas son modeste statut initial. Pour tous les autres, c’est une bascule dans la monstruosité nécessaire parvenir en haut de l’échelle.
Masumura exprime son propos par l’atmosphère nocturne dominante de la dernière partie du film, dans un Shinjuku aux néons oppressants en surimpression, dans la pénombre de bureaux déserts… La mutation est physique pour Goda réduit au zombie vomissant du sang à force de consommer des excitants, vestimentaire pour Kyoko qui gagne en élégance ce qu’elle a perdu en candeur. Conscients de ce qu’ils aspirent à être (Goda) ou de ce qu’ils sont devenus (Kyoko), les personnages s’avilissent dans des moments-clés explicites (une scène de réunion où Goda écrase son beau-père malade de ses ambitions) ou implicite avec une splendide scène de spectacle de danse de Kyoko à la froide assurance désormais. Confronté à un dilemme moral au moment de profiter d’une défaillance de la concurrence, un personnage invoquera la tradition du code bushido et se verra rire au nez. Le cynisme des affaires anglo-saxon se croise ainsi au culte de la soumission du salary man japonais. Impossible d’en réchapper, comme le montrera une magistrale dernière scène dans laquelle, en dernier recours, Nishi devient littéralement ce qu’il vend aux yeux des autres. L’individu et ses aspirations n’ont plus cours, seuls compte la volonté de la corporation. L’effacement de soi au service du collectif, parfois vraie belle vertu japonaise, pour se relever des drames nationaux, devient ici malédiction. L’aliénation au cœur de la filmographie de Masumura s’exprime ici sur le ton de la satire mais trouvera un pendant bien plus sombre dans Black Test Car évoquant aussi ce monde de l’entreprise.
Justin Kwedi
Giants and Toys de Masumura Yasuzo. Japon. 1958. Disponible en Blu-Ray en mai 2021 chez Arrow.