VIDEO – Black Test Car de Masumura Yasuzo

Posté le 9 mars 2021 par

Black Test Car est un grand film de Masumura Yasuzo qui, à travers un haletant récit d’espionnage industriel, nous plonge dans les méfaits du capitalisme glacial, au Japon. On profite de sa sortie récente chez Arrow Video pour vous en parler.

Deux constructeurs automobiles s’espionnent pour essayer de connaître les détails et les prix d’une nouvelle voiture de sport que chacun est sur le point de lancer.

Masumura Yasuzo avait réalisé avec Géants et jouets (1958) une brillante satire au vitriol dépeignant la déshumanisation de la société japonaise moderne entrant dans l’ère du capitalisme glacial. On pénétrait le cadre oppressant des grandes corporations à travers le regard du salaryman, acteur et victime de la course à la réussite sociale/matérielle effrénée quel qu’en soit le prix. Le film rejoignait certes des films hollywoodiens de l’époque explorant les même thèmes (La Blonde explosive de Frank Tashlin (1957), L’Homme au complet gris de Nunally Johnson (1956), La Tour des ambitieux de Robert Wise (1954) et Patterns de Fidler Cook (1956)) mais en observait sous l’angle comique les aspects plus spécifiques à la société japonaise. Après la capitulation et la défaite lors de la Deuxième Guerre mondiale, l’abnégation, la dévotion et le sens du sacrifice ne peuvent plus exister sous l’angle nationaliste militaire, et du coup, ces vertus s’immiscent désormais dans le monde du travail avec le salaryman comme nouveau soldat en col blanc. Cette figure du salaryman sera d’abord au centre d’un sous-genre littéraire appelé le keizai shōsetsu, et notamment le roman de Kajiyama Toshiyuki dont est adapté Black Test Car.

L’histoire nous place au cœur de la concurrence féroce opposant deux constructeurs automobiles, le challenger ambitieux Tiger Car et la grande compagnie établie Yamamoto. L’objet de leur affrontement symbolise également cette mue sociale à lancer le premier coupé sport au Japon. L’essor économique et technologique du pays amène un règne des apparences qui éclipse la voiture familiale au profit du coupé sport, plus moderne, rapide et tape à l’œil. Le film s’ouvre sur le test secret qu’effectue Tiger Car de son modèle Pioneer mais des journalistes en embuscade photographient la sortie de route du véhicule et publient les images. Rapidement, le chef de division Onoda (Katamatsu Hideo) constate des fuites internes profitant à la concurrence de Yamamoto qui lance un prototype curieusement similaire. Dès lors, tous les coups sont permis dans une glaçante guerre d’espionnage industriel. Masumura nous dépeint tout d’abord le jeu de pouvoir pyramidal à la japonaise, où tout se joue à l’ancienneté et où il faut savoir attendre son heure. Les stratégies partent ainsi des jeunes loups menés par Onoda et remontent des cadres vieillissant pour arriver jusqu’au patron malade et sous perfusion qui donnera sa validation. La réussite commerciale du projet et la motivation de chacun relève donc de la théorie du « ruissellement » qui coule vicieusement jusqu’à la vie intime des salariés. Onoda promet ainsi à son bras droit Asahina (Tamiya Jiro) de faire de lui son chef d’équipe en cas de succès, et ce dernier promet à sa petite-amie hôtesse de bar (Kano Junko) d’avoir les moyens de l’épouser si elle soutire des informations aux employés Yamamoto qui consomment dans son établissement.

Chaque camp a sa taupe chez l’adversaire et tout le film est une haletante partie d’échec d’espionnage industriel où le gagnant sortira son produit le premier, avec les meilleures caractéristiques techniques et commerciales, tout en étant renseigné des mouvements de l’autre. C’est à la fois un film noir et un film d’espionnage au vu des méthodes de chacun. Le chef de Yamamoto est Mawatari (Ueda Kichijiro), ancien agent secret de l’Armée Impériale avec les méthodes sous-terraines sournoises qui vont avec, toujours invisibles et dont on ne constate les effets dévastateurs que trop tard. Onoda représente donc en quelque sorte la jeunesse aux dents longues et la modernité qui va devoir aller plus loin pour triompher de son aîné. Plus le film avance, plus Masumura filme les cadres de Tiger Car comme des gangsters (une réplique cinglante en fin de film dira qu’ils ne se différencient désormais guère des yakuzas).

On escalade de la corruption au chantage, à l’enlèvement, la séquestration et autre manipulation. Le scénario réserve des coups de théâtre aussi vertigineux que jubilatoires (on en dira le minimum pour maintenir la surprise) qui déshumanisent à chaque fois un peu plus les protagonistes, notamment Asahima cédant à un avilissement toujours plus coupable. Le film est aussi glaçant que ludique devant les exactions dont les protagonistes sont capables et le filmage alerte et étouffant de Masumura ne relâche jamais la pression. Dans Géants et jouets, Masumura poussait jusqu’à l’absurde la légendaire dévotion des salarymen à leur compagnie, cette fois c’est jusqu’à l’abject au vu de certains rebondissements, que ce soit Asahina qui va prostituer sa petite-amie ou une confrontation finale stupéfiante de noirceur. La conclusion laisse la porte ouverte à la rédemption, mais c’est au prix de l’abandon de ses ambitions, la réussite n’autorisant pas la conscience morale.

Justin Kwedi

Black Test Car de Masumura Yasuzo. Japon. 1962. Disponible en Blu-Ray le 24/08/2020 chez Arrow Video

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