VIDEO – Une Famille dévoyée de Suo Masayuki : Ero Ozu

Posté le 10 octobre 2020 par

Carlotta Films sort un coffret Blu-Ray/DVD consacré à cinq classique rares du pinku eiga. On démarre l’exploration avec Une Famille dévoyée de Suo Masayuki, détournement intriguant des thèmes et de l’imagerie de Ozu à la sauce pinku.

Désormais marié, Koichi, le fils aîné des Mamiya, ramène son épouse Yuriko dans sa famille. Malgré des premiers ébats passionnés, il se lasse rapidement d’elle et entame une liaison torride avec une serveuse. Délaissée par son mari, Yuriko se trouve alors entourée des autres membres de la famille Mamiya : Shukichi, le père qui semble reconnaître en chaque femme le visage de sa défunte femme ; Kazuo, le petit frère sexuellement frustré ; et Akiko, la petite sœur en mal d’aventures…

Kurosawa Kiyoshi, Somai Shinji ou encore Nakata Hideo, nombre de réalisateurs majeurs du cinéma japonais apparus dans les années 80/90 firent leurs débuts dans la production érotique. C’est le cas de Suo Masayuki, réalisateurs d’immenses succès commerciaux dans les 90’s dont le fameux Shall We Dance (1996), comédie phénomène qui connaîtra même un remake américain avec Richard Gere. Une Famille dévoyée est son premier film ainsi qu’un pinku eiga tardif sorti en 1984. Le réalisateur s’y avère être littéralement habité par l’âme d’Ozu Yasujiro dont il offre là un détournement formel et thématique fascinant par l’apport de cette dimension érotique.

Cela tient au récit tout d’abord avec, en son centre, le sujet de la famille. L’arrivée au sein du foyer de la nouvelle épouse du fils va ramener chaque membre de la famille à sa solitude. La sexualité débridée et sonore des jeunes mariés rappellent donc difficilement à chacun les manques de son existence, qui sera constamment une réminiscence d’une œuvre passée d’Ozu. L’obsession du père veuf voyant en chaque femme l’image de son épouse défunte vient du Goût du saké (1962), la relation père-fille et notamment la reprise de la scène de la dernière nuit ensemble se rattache à Printemps tardif (1949), film dont le thème de la fille à marier, récurrent chez Ozu (Eté précoce (1951)), se retrouve également ici. La mise en scène revisite également toute l’imagerie d’Ozu, que ce soit par l’utilisation mélancolique et contemplative du paysage urbain, les cadrages, la composition de plan et le jeu des acteurs donnant dans la redite, notamment encore le duo père fille (où Osugi Ren et Yamaji Miki pastichent dans le jeu et le look  Ryu Chishû et Hara Setsuko).

Tout cela ne pourrait être qu’une amusante parodie où l’on aurait inséré des scènes érotiques, mais le film va plus loin. Les maux intimes qu’il dépeint sont abordés avec une vraie sincérité, mais au lieu d’aller du côté du mélodrame à la Ozu, Suo joue de l’étrange et du décalage pour atteindre le même objectif que son modèle. La répétitivité des réactions et situations rencontrées par le père (ce couple de voisins qui le salue dans un mouvement synchrone), ajoutée aux traits placides de son visage, traduit parfaitement la monotonie et la mélancolie du personnage. La frénésie rapidement lasse des étreintes du couple et les soupçons avérés d’adultère rendent explicite les unions en crise du Goût du riz au thé vert (1952). Le décalage, l’étrange et les solutions inattendues (le plus souvent en dessous de la ceinture) au mal-être font toute l’originalité du film qui apporte une voie médiane à l’écrin assumé d’Ozu. Ainsi, le carcan imposé aux femmes (au niveau du mariage et de la carrière) par la société japonaise trouve deux échappatoires charnels chez Suo, les plaisirs solitaires pour la belle-fille Yuriko (Kaze Kaoru), et le travail dans un soapland pour Akiko.

Une famille dévoyée

Cette relecture s’inscrit dans le courant de la Rikkyo nūberu bāgu (Rykkyô Nouvelle Vague), mouvement du début des années 80 au Japon, dont les réalisateurs cinéphiles s’attachent à intellectualiser, régurgiter et revisiter les genres et totems du cinéma local. On trouve parmi eux justement Kurosawa Kiyoshi qui réinventera l’image du fantôme japonais à travers ce procédé référentiel et novateur à la fois. Suo procède de la même manière, ponctuant le tout de scènes érotiques outrancières et désormais à la frontière du V-Cinema, plus explicitement pornographique. Une œuvre très intéressante, référencée et inventive.

Bonus : Une présentation de 5 mn de Pascal-Alex Vincent, spécialiste du cinéma japonais qui évoque la suite plus « noble » de la carrière de Suo et évoque toutes les réminiscences voyantes comme plus subtiles d’Ozu dans le film. Le livret avec le texte de Dimitri Ianni replace le film dans le contexte intellectuel et cinéphile de l’époque en abordant la Nouvelle Vague Rykkyô.

Justin Kwedi.

Une Famille dévoyée de Suo Masayuki. Japon. 1984. Disponible en coffret Blu-Ray/DVD chez Carlotta le 30/09/2020

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