OFNI inclassable présenté à Paris au festival Kinotayo du 26 novembre au 9 décembre 2019, le portrait de l’hurluberlu du quartier de Shinjuku à Tokyo, dans le documentaire Shinjuku Tiger réalisé par Sato Yoshinori, relève de prime abord de la mystique. Visible dans la section Hors les murs jusqu’en février 2020, East Asia vous conseille de surveiller les apparitions du tigre dans les jungles urbaines de l’hexagone. Un film plus contrasté et subtile qu’il n’y paraît…
Shinjuku Tiger, personnage emblématique du quartier de Shinjuku à Tokyo depuis près de 50 ans, arpente les rues affublé d’un masque de tigre et d’une tenue excentrique et bariolée. Le filmant dans son quotidien de livreur de journaux ou au hasard de ses rencontres nocturnes, la caméra de Sato Yoshinori brosse le portrait sensible d’un homme libre, cinéphile, idéaliste et à contre courant de son temps.
Depuis 50 ans (50 ans !!), l’inclassable et sympathique homme costumé arpente les rues bondées et pleines de surprises de Tokyo, sur son vélo ou en métro, pour livrer ses journaux et récupérer les abonnements. Le petit plus de cet adorable excentrique est qu’il porte sur lui et depuis toujours une demi-tonne d’écharpes, peluches, portes-clefs et, pour ajouter au théâtre du bizarre, dissimule son visage son un masque de tigre. Le premier axe de réflexion du film est, à l’évidence, et au-delà de l’axiome principal du métrage (qui est donc cet illuminé), la démarche artistique et cinématographique du cinéaste. Très vite et contre toute attente, au détour d’un contrechamp quelconque, l’on découvre ainsi tomber le masque et un homme à la bonté et à la bienveillance quasi irréelles. De ceux que l’on a envie d’avoir comme ami. Flatteur romantique maladif et attendrissant, le « tigre » est avant tout un ami de l’humanité. Il souhaite, tout simplement et par sa seule présence, rappeler au monde la bonté, prêcher la cinéphilie et l’amour des belles femmes. Ce n’est pas franchement une vision qu’on peut lui reprocher ! Toujours de manière aussi frontale (un parti pris risqué qui évapore très vite les enjeux dramatiques), le metteur en scène plante tout aussi brutalement la question du « pourquoi ce masque ? ». Alors, le visage se ferme, évoquant une visite vaporeuse dans un temple durant l’enfance… On aperçoit enfin une évidente fragilité, un mutisme soudain, une cicatrice toujours béante voilée sous les oripeaux d’un masque que n’aurait pas renié la psychologie jungienne.
Car c’est vrai, in fine, le tigre de Shinjuku restera un mystère et ne raconte que ce qu’il veut. Les objectifs de sempiternelle maxime (romantisme, femmes, cinéma), l’acte libertaire de proposer aux yeux du monde ses costumes et ce masque, son quotidien de livreur dans ce temple de la contre-culture… Tout le monde porte son propre visage de catcheur, de business man, de punk, de femme épanouie, de dépressif… Nous n’en saurons pas plus. La seconde piste d’exégèse est, elle, bien plus profonde ; c’est celle d’un pays toujours hanté par les traumatismes du passé.
La répression, la violence, la bombe… Tout ceci en mettant en scène de nombreux comédiens amis de notre héros masqué, là encore, figures de proue du monde de l’évasion, du rêve éveillé et du choix final de Vanilla Sky. Le réalisateur monte alors en puissance en mettant en abîme, dans un documentaire sur une ‘mascotte’ au visage dissimulé, la glorification des acteurs et actrices de théâtre ou de cinéma. Les masques tombent car on les croise en pleine rue, autour d’une bière, en répétition. On navigue alors entre les strates sémiologiques du portrait pur, de l’ouverture du rideau, du dévoilement des coulisses avant de choisir, ou non, d’embrasser la vraie vie. Pour être heureux, faut-il souffrir la douloureuse réalité ou ouvrir grands les yeux devant Vacances romaines au premier rang d’une salle obscure ? À regarder (toujours cette obsession de Sato Yoshinori) le visage illuminé et proche parfois de la « folie » du Shinjuku Tiger (à moins que nous soyons les fous), nul doute n’est permis. Exposant son propos derrière une démarche artistique dissimulée et aux niveaux de lecture plus complexes qu’envisagés (le spectateur regarde une caméra qui filme dans une salle de cinéma un homme sous un masque, etc.) : le film est tout autant la réflexion d’une société fragile mais solidaire qu’un morceau de bonheur à l’effet immédiat. Un an de tournage, près de 40 prises de vue allant parfois jusqu’à 6 heures par jour, une sortie japonaise en mars 2019 : du cinéma, de belles femmes, de l’alcool et la poursuite de ses rêves… Nous ne sommes finalement pas si loin de la recette du bonheur dans ce concentré d’une heure trente. Certes la mise en scène est anecdotique voir maladroite et la forme délaissée au profit d’une volonté de capturer « l’instant sur le vif ». Mais un métrage original, naviguant entre les eaux sinueuses et troubles de l’histoire politique, l’amour du cinéma, donnant une place oubliée aux grandes et belles actrices du septime art n’est-il pas déjà en soi un tour de force ? Le réalisateur, originaire de la préfecture d’Aichi signe donc après Bad Child et Her Mother un première documentaire singulier, parfois un peu bancal mais bienvenu, comme son héros.
Comme raconté dans un entretien lu sur le site nippon.com, notre personnage haut en couleur martèle donc son message et sa simplicité: « Marilyn Monroe, Audrey Hepburn, Liz Taylor, Ingrid Bergman… elles vivent toujours dans mon cœur. Le moteur de ma vie, je le répète, c’est le cinéma et les jolies femmes. Sans eux, je n’aurais pas le courage d’exister« . Naïf, psychologique, politique, historique, complexe… Sous la narration de Terajima Shinobu, Shinjuku Tiger est dans le fond comme dans la forme riche d’interprétations. L’une d’entre elles que l’on choisit de privilégier : porter un regard bienveillant et tendre à la prochaine rencontre d’une personne « un peu différente ». L’important n’étant peut-être que de laisser leur place à tous les Shinjuku Tiger.
Jonathan Deladerrière.
Shinjuku Tiger de Sato Yoshinori. Japon. 2019. Projeté lors de la 14ème édition du Festival Kinotayo.