Heureux privilège du calendrier pour les cinéphiles, l’éditeur Carlotta décide, avec un an d’avance, de fêter dignement les vingt ans du film de Tsui Hark, Time and Tide. Le long-métrage fut une des premières grosses claques cinématographiques du début du millénaire et sa sortie en 2000 a fait l’effet d’une bombe, au scénario jugé (trop) rapidement incompréhensible mais à la mise en scène virtuose, et qui voyait alors le retour flamboyant de Tsui Hark célébré de la plus belle des manières après un détour par les USA. Carlotta a donc décidé de mettre les petits plats dans les grands et propose donc Time and Tide dans une édition collector digne de ce nom, qui rend enfin justice au monument cinématographique du maître de l’action.
Petit retour à l’aube des années 2000. Tsui Hark n’a plus rien à prouver sur la scène internationale. Il est, à l’instar d’un John Woo, un metteur en scène reconnu pour son talent derrière une caméra, un homme au style énergique et audacieux, qui ose et innove avec sa caméra, et sait se montrer généreux avec le spectateur venu chercher de l’action et de l’aventure, filmées avec panache et folie. Sa filmographie laisse rêveur pour tout amateur de cinéma asiatique. On citera les Il était une fois en Chine, Le Syndicat du crime 3, The Lovers et The Blade. Avec un tel palmarès, ça n’était qu’une question de temps avant que Hollywood ne lui fasse les yeux doux pour qu’il vienne mettre son talent au service des studios américains. Il accepte donc de réaliser Double Team et Piège à Hong Kong. Deux films qui portent sa patte et affichent plus d’idées de mise en scène que la plupart des films sortis cette année, mais qui se montrent trop désincarnés (sur le fond en tout cas) pour totalement convaincre. Le style est là mais Tsui Hark se plie aux exigences d’un studio qui ne lui laisse pas franchement les mains libres et doit composer avec le Roi de la baffe belge qui veut lui apprendre à réaliser un film. Pour l’anecdote, et se convaincre que Tsui Hark en avait clairement après JCVD, le scénario de Piège à Hong Kong ne rate pas une occasion d’en mettre plein la face à son héros, Tsui Hark mettant en scène avec un plaisir à peine dissimulé les galères de son personnage. Quelque peu blasé et déçu, pour rester poli, Tsui Hark revient donc à Hong Kong pour réaliser à domicile le film qui lui plaira de A à Z, et ce sans superstar cocaïné jusqu’aux oreilles pour lui apprendre son travail. Et ce film ce sera Time and Tide. Il en écrira le script en partenariat avec Koan Hui-On, et c’est Columbia Tristar qui le produira. On attendait alors beaucoup du retour du patron à la maison. Nous n’avons pas été déçus.
Disons le d’emblée, Time and Tide est une bonne grosse déflagration, un maelstrom d’idées, de concepts, un film d’action qui ne s’arrête pour ainsi dire jamais et qui prend le spectateur dès la première minute et le lâche fatigué deux heures plus tard. Libéré de toute contrainte ou pression, Tsui Hark met en scène une histoire d’amitié et d’honneur simple comme bonjour, en tout cas sur le papier car à l’écran c’est moins évident. Time and Tide raconte comment Tyler, serveur dans un bar, fait la connaissance de Jo, jeune femme rebelle, et couche avec elle le temps d’un soir. Le destin est joueur, et elle finit par tomber enceinte. Afin de ne pas fuir ses responsabilités, Tyler se fait embaucher comme agent de sécurité pour l’aider financièrement. Un jour, Tyler rencontre Jack, ancien mercenaire qui aimerait fuir son passé pour rester auprès de sa femme enceinte. Nos deux lascars vont se retrouver embarqués dans un tourbillon de trahisons, de fusillades et de comptes à régler. Dit comme ça, le scénario paraît simple mais Tsui Hark prend un malin plaisir à brouiller les pistes et à perdre le spectateur. Mais cela se fait de manière ludique et fun. Time and Tide, c’est exactement ça, on ne comprend absolument rien mais on en prend plein les yeux.
Tsui Hark réalise ici un film qui repousse encore les limites de la narration et de la grammaire cinématographique. Il n’y a pas un plan, une séquence qui n’ait pas au minimum deux idées de mise en scène. La moindre séquence de dialogue est prétexte à une redéfinition de l’idée même de réalisation. Tsui Hark ose tout et n’importe quoi, mais le fait avec une énergie et une maestria à s’en décrocher la mâchoire. Ralentis, jump-cut, effets bullet-time, travellings compensés, freezing effect, tout ce que le cinéma peut proposer en terme d’outils de narration est utilisé par Hark qui finit par complètement perdre son spectateur, qui en prend plein les yeux, et lâche la rampe niveau compréhension de l’intrigue. On y croise des mercenaires brésiliens qui parlent espagnol, on vomit sur la caméra, on tue des enfants mais qu’importe, on est venu pour en prendre plein la rétine, et ça passe comme une lettre à la Poste.
Enchaînant les séquences cultes à une vitesse effarante, Tsui Hark est d’une générosité sans limite lorsqu’il s’agit de réaliser des gunfights et des scènes d’action de la plus folle des manières. C’est simple, en presque vingt ans, peu de films d’action ont réussi à combiner élégance, maîtrise de la mise en scène et gestion de l’espace limpide. Qu’il filme une fusillade à flanc d’immeuble ou une traque dans un aéroport, Tsui Hark ne perd pas une miette de l’action et si parfois on peut avoir l’impression que ça part dans tous les sens, on se laisse happer par une chorégraphie de la violence et de la mise en scène qui fait sien le principe du Un plan = Une idée, sans oublier un montage dynamique.
La parenthèse américaine de Tsui Hark, si elle fut pénible et insupportable à force de contraintes et de concessions, aura au moins permis au cinéaste de se retrouver d’un point de vue thématique et créatif, et Time and Tide représente le film de la liberté retrouvée, un monument du cinéma d’action, ni plus ni moins, tourné par un réalisateur qui n’a pas volé son titre de cinéaste culte.
Le blu-ray
A ce jour il n’existait pour ainsi dire aucune édition HD digne de ce nom pour le film. Grâce à Carlotta, c’est désormais chose faite. La copie frôle la perfection, respectant les différents choix de couleur et de photo du réalisateur qui a vu défiler pas loin de cinq directeurs de la photographie, et si certains effets visuels sautent maintenant beaucoup plus aux yeux (une ou deux explosions font trop CGI pour être honnêtes), le reste est à la hauteur des attentes, le film est resplendissant. Côté son, rien à ajouter : le 5.1 retranscrit comme jamais le sound design du film qui envoie du lourd, autant pendant les gunfights que dans les ambiances plus posées.
Les bonus: Encore une fois Carlotta a préféré miser sur la qualité que sur la quantité et propose deux modules qui reviennent sur Tsui Hark, son film, sa vie, son oeuvre, sans oublier un commentaire audio.
Commentaire audio de Tsui Hark
Dans un anglais parfait, le réalisateur revient avec nostalgie et passion sur le tournage de son film et enchaîne les anecdotes et secrets de mise en scène. N’attendez pas une analyse poussée sur la place de son film dans le cinéma contemporain ni même une leçon de mise en scène comme avait pu le faire John McTiernan avec Piège de cristal, puisque Tsui Hark préfère plutôt rendre l’exercice ludique et léger, à travers une multitude de secrets de tournage, comme lorsqu’il fait remarquer que pendant la course en taxi en début de film, les figurants en arrière plan sont des badauds qui découvrent qu’un film est en train de se tourner en bas de chez eux. A défaut d’en apprendre plus sur sa façon de repenser la grammaire cinématographique et ses choix de mise en scène, on passe un très bon moment en compagnie de Tsui Hark, plutôt à l’aise dans cet exercice, et à la passion communicative.
Action Vérité (20 ‘)
L’historien du cinéma Charles Tesson revient avec passion et admiration sur le parcours de Tsui Hark et remet à sa juste place le réalisateur dans le cinéma sur la scène internationale. Comparant à juste titre Tsui Hark à King Hu et revenant sur son parcours depuis les années 80, il retrace le chemin d’un réalisateur surdoué, audacieux dans ses idées de mise en scène, ambitieux mais à la fois terriblement modeste, qui semble sous-estimer son statut de réalisateur culte. Charles Tesson a la bonne idée de mettre en parallèle le parcours de Tsui Hark avec l’histoire de la Chine et plus précisément Hong Kong et sa rétrocession en 97, ce qui a, quelque part, impacté le parcours de Tsui Hark. Il n’oublie pas la parenthèse américaine du réalisateur qui l’a marqué, et pas dans le bon sens du terme, mais qui lui aura donné, mine de rien, la force de se remettre au travail chez lui, pour délivrer son chef d’oeuvre.
Le tout-puissant (24 ‘)
Dans ce module, les réalisateurs Julien Carbon et Laurent Courtiaud se concentrent davantage sur le film Time and Tide et son importance dans la carrière de Tsui Hark. Film de la renaissance après une double expérience douloureuse avec Jean-Claude VanDamme, Time and Tide marque le retour au pays de l’enfant surdoué, qui va profiter de cette liberté retrouvée pour mettre en scène le film de ses rêves.
On notera au passage que ces deux modules complètent à la perfection le commentaire audio de Tsui Hark qui, s’il se montre léger et ludique, ne fait pas autant preuve de profondeur et d’argumentation que les deux documentaires. Cela tend à confirmer ce que Charles Tesson avance comme propos : Tsui Hark est d’une modestie presque insolente et bien qu’il soit fier de (presque) tous ses films, il n’est pas conscient de son statut de réalisateur hors-norme et révéré.
Time and Tide par Karim Debbache (20′)
Avec sa bonne humeur et sa cinéphilie communicatives, Karim Debbache évoque sa découverte du film. Ce module a beau être plus léger et « anecdotique » dans son propos, il parle pourtant au plus grand nombre des spectateurs, tant Karim semble évoquer une expérience que les fans du film ont vécu. On se rappellera alors le début du millénaire, lorsque le streaming n’existait pas et que les cinéphiles persévérants ont mis la main sur le DVD import de Time and Tide. On se souvient avec émotion et nostalgie ce moment où l’on a découvert un film auquel on n’avait absolument rien compris, au scénario confus mais à la mise en scène incroyable, qui ose tout et en met plein les yeux. On pensait alors avoir perdu Tsui Hark avec JCVD, on le voyait renaître avec ce chef d’oeuvre.
En complément, on trouve une bande annonce, un poster de l’affiche du film, un extrait du dossier de presse de l’époque et un jeu de photos d’exploitation, un goodie indispensable pour tout cinéphile collectionneur.
Avec cette édition collector de Time and Tide, Carlotta rend justice à un film essentiel du cinéma d’action des années 2000, et permet au spectateur de (re)découvrir le chef d’oeuvre de Tsui Hark, et ce dans des conditions irréprochables. Que demander de plus ?
Romain Leclercq.
Time and Tide de Tsui Hark. Hong Kong. 2000. Disponible en DVD et Edition Collector (Blu-Ray + DVD) chez Carlotta le 06/03/2019.