VIDEO – Dodes’kaden de Kurosawa Akira (1970) : l’oeuvre de la réinvention

Posté le 23 septembre 2017 par

Retour sur  Dodes’kaden, à l’occasion de son édition blu-ray + DVD + livret chez Wild Side, qui poursuit brillamment son exploration nécessaire de l’oeuvre des années Toho de Kurosawa Akira.

Le film conte la vie de marginaux autour d’un bidonville. On suivra Rokuchan, jeune garçon se prenant pour un machiniste de tramway, dans les bas-fonds de la ville où il rencontrera bon nombre de personnalités avec leurs problèmes : folie, pauvreté, inceste…

Dodes’kaden est un film qui arrive près de cinq ans après Barberousse (1965) dans la filmographie de Akira Kurosawa. Ce dernier constituait un film-somme et le pic de sa collaboration avec Mifune Toshiro, concluant la première et plus célébrée période de son œuvre. Conscient de cet aboutissement, le réalisateur décidait de modifier ses méthodes de travail pour ses films suivants, notamment en usant de la couleur. Le projet Runaway Train devait être sa première grande production internationale avec ce récit de course-poursuite ferroviaire en territoire enneigé avec un tournage prévu au format 70 mm. Seulement Kurosawa ne s’entend pas avec ses producteurs américains qui privilégient le noir et blanc et sont refroidis par ses méthodes de travail méticuleuses. L’aura du réalisateur est ainsi ternie par une réputation d’ingérable confirmée avec Tora ! Tora ! Tora !, ambitieuse coproduction entre la Fox et le Japon sur Pearl Harbor dont il doit mettre en scène la partie japonaise. Ses méthodes de travail peu compatibles à une grosse production hollywoodienne seront sources de dépassement de budget et il sera renvoyé après trois semaines de tournage au profit de Fukasaku Kinji et Masuda Toshio. Ces déconvenues le marqueront durablement et Dodes’kaden est l’occasion pour lui de prouver qu’il peut signer un projet formellement ambitieux tout en respectant son budget. Nombre de ses pairs le soutiennent dans cette reconquête en étant coproducteurs, comme Ichikawa Kon, Kinoshita Keisuke et Kobayashi Masaki.

Le film est l’adaptation de Quartier sans soleil de Yamamoto Shūgorō, auteur déjà prisé par Kurosawa dans Sanjuro (1962) et Barberousse. C’est aussi une nouvelle fois pour Kurosawa l’occasion de traiter du sujet de la pauvreté abordé dans L’Ange ivre (1948), Les Bas-fonds (1957) et Barberousse. La misère constitue pour Kurosawa un mal social mais également pathologique, l’environnement sinistre finissant par avoir des répercussions psychologiques sur les démunis. C’est une réflexion proche de celle qu’aura Ettore Scola dans son fameux Affreux, sales et méchants (1976) mais Kurosawa ne se focalise pas sur la seule monstruosité possible pour un ensemble plus surprenant. Dans un bidonville hors du temps, divers individus cherchent à échapper à la misère, chacun à leur manière. L’ouverture nous montre ainsi la folie douce du jeune Rokuchan (Zushi Yoshitaka) traversant la décharge en se prenant pour un machiniste de tramway, indifférent au désespoir de sa mère et aux moqueries des enfants. Kurosawa façonne un décalage entre le refuge de cette folie et le désespoir de l’environnement, la bande-son accompagnant la gestuelle et les bruits du tramway tandis que le personnage dévale les lieux de façon exaltée. Cette dichotomie entre comportement grotesque et misère palpable revêt plusieurs visages, l’innocence amusée prenant le plus souvent un tour monstrueux.

Le refuge alcoolisé de deux époux indignes les amènent à échanger leur foyer voisin, la différence ne se faisant plus à leurs yeux avinés ni pour leurs épouses lasses de ces errements. Ce même décalage entre dénuement et candeur se retrouve avec ce mendiant (Mitani Noboru) et son jeune fils (Kawase Hiroyuki) dont il ne fait miroiter un ailleurs que par l’imagination (la demeure évolutive à l’architecture insensée) mais le maintient jusqu’au drame dans cette condition. Mais cela n’est rien comparé aux figures plus explicitement monstrueuses tel ce beau-père incestueux (Matsumura Tatsuo), la pauvreté désagrégeant moralement, physiquement et psychologiquement ses victimes, notamment cette nièce de plus en plus fantomatique. Visuellement, Kurosawa excelle à jouer de l’hébétude enfantine de ses personnages, altérant la fange qui les entoure. L’usage de la couleur est volontairement peu subtil, le réalisateur ne jouant pas sur la gamme chromatique de sa pellicule et préférant donner des couleurs criardes à des éléments de décors et/ou costumes – les maisons rouges et jaunes grossièrement badigeonnées des deux alcooliques. Ce parti pris devient de plus en plus marqué au fil du récit avec des arrière-plans abstraits et théâtraux. Les couchers de soleil et nuit étoilées se réduisent ainsi à un mur peint, les contours enfantins des dessins ayant surpris les collaborateurs de Kurosawa connaissant son talent de peintre. C’est pourtant là l’essence du propos, la réalité n’offrant aucune vraie échappatoire (l’ultime entrevue entre la nièce et le vendeur à vélo), autant l’entourer de ses ornements naïfs pour la supporter. Etre conscient condamne à une douleur insurmontable, à l’image de cet époux inconsolable malgré la repentance de sa femme. Le film se conclut donc ainsi logiquement comme il a commencé, par la cavalcade de notre conducteur de tramway. Akira Kurosawa réussit à réellement se réinventer mais l’esthétique radicale (annonçant pourtant d’autres réussites plus nanties comme Ran (1985)) sera source d’un échec commercial dont il aura bien du mal à se remettre.

Justin Kwedi.

Dodes’kaden, de Kurosawa Akira. 2070. DISPONIBLE EN EDITION BLU-RAY+DVD+LIVRET chez Wild Side le 30/08/2017.

Imprimer


Laissez un commentaire


*