Rencontre avec Narita Naoyo, le producteur de Kabukicho Love Hotel, l’une des belles surprises de Kinotayo 2015 (lire notre critique ici). Une longue interview au cours de laquelle il revient sur son rapport avec le réalisateur Hiroki Ryuichi, sa carrière dans le pinku eiga, son amour pour l’érotisme, ses acteurs dont Maeda Atsuko et d’une manière générale sur sa vision de la sexualité dans le Japon d’aujourd’hui.
PODCAST
AVERTISSEMENT : En raison de travaux lors de l’enregistrement de notre interview, la qualité du fichier n’est pas optimale.
Aviez-vous déjà collaboré avec le cinéaste Hiroki Ryuichi par le passé ? Comment se passe le travail avec lui ?
On se connaît très bien depuis longtemps. J’ai travaillé à la Nikkatsu pendant 10 ans, à l’époque du roman porno et je travaillais sur certains projets. A cette époque, Hiroki tournait du pinku eiga. Forcément, on s’est croisé, on a commencé à se parler et on s’est très bien entendu. On s’est dit qu’on allait travailler ensemble et le premier projet que l’on avait était un documentaire sur les déchets à Tokyo. Mais le projet n’a pas abouti alors que l’on avait beaucoup travaillé dessus. Dix ans plus tard, on a tourné Tokyo gomi onna (Tokyo Trash Baby) qui signifie « femme poubelle à Tokyo ». C’est un film qui n’a aucun lien avec le projet initial. C’est l’histoire d’une femme qui ouvre les sacs poubelle de l’homme qu’elle aime pour surveiller sa vie. Hiroki et moi avons un point commun : notre goût pour l’érotisme. Après ce film, nous avons travaillé avec l’acteur Taguchi Tomorowo sur It’s Only Talk et April Bride. Hiroki a fait beaucoup d’autres films, qui ont eu un certain succès, et il est devenu plus mainstream, au contraire de moi qui suis resté dans les marges de la production japonaise.
Comment est né le projet de Kabukicho Love Hotel et à quel stade d’écriture le scénario est-il arrivé entre vos mains ?
Au début, je voulais monter ce projet avec Arai Haruhiko, le scénariste. Le scénario était prêt et on pensait plutôt travailler avec une réalisatrice. On a rencontré Kubo Tadayoshi, qui est PDG de la société Gambit, qui voulait s’investir dans le projet – d’ailleurs, il a financé le film. Et on a choisi Hiroki comme réalisateur à ce moment-là.
Aviez-vous défini dès le stade de l’écriture le casting principal du film ? Comment s’est déroulé le choix des acteurs ?
Lors des réunions avec Hiroki, ce dernier a proposé que Sometani Shota joue le personnage principal mais qu’il devait être très occupé. Arai Haruhiko, qui était présent, connaissait un acteur qui lui-même connaît Sometani. Il lui a donc demandé de l’appeler. Le manager de Sometani m’a contacté en me disant qu’il était occupé car il tournait dans Parasyte mais qu’il avait une semaine de libre en décembre. Il a ajouté que si le réalisateur était Hiroki, il accepterait avec plaisir de tourner. On a eu beaucoup de chance !
Du coup, combien de temps a duré le tournage ?
Moins de deux semaines. Le jour, on tournait à l’extérieur et la nuit, dans le love hotel. Du coup, l’équipe se plaignait car elle ne pouvait pas dormir (rires).
Dans le film, il y a presque une dimension sociologique à traiter ce sujet avec un love hotel comme microcosme qui représente le Japon. Etait-ce un sujet que vous souhaitiez traiter au cinéma ?
C’est surtout la première fois que Hiroki tourne un film avec beaucoup de personnages. Il y a aussi des aspects comiques. Je pense que ça n’a pas été facile pour lui de tourner ce film. Il y a aussi des personnages étrangers, le couple coréen et l’employé coréen du love hotel. A côté du lieu où s’est déroulé le tournage, à Kabukicho, se situe un quartier coréen. Il y a au Japon beaucoup de gens qui s’opposent à la présence coréenne. Nous avons vu une manifestation anti-coréenne en tournant. Hiroki voulait absolument la filmer et on a demandé l’autorisation de le faire à la police, qui a refusé. Du coup, on a tenté de la recréer pour les besoins du film. On ne voulait pas forcément émettre de critique mais plutôt faire un constat sur la réalité du quartier de Kabukicho.
Au Japon, on évoque maintenant les termes d’hommes végétariens et de femmes carnivores. L’industrie du sexe est très importante. Une étude récente affirme d’ailleurs qu’une femme japonaise sur vingt a déjà travaillé dans cette industrie. Et pourtant, les rapports entre les hommes et les femmes semblent de plus en plus compliqués. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Effectivement, les jeunes hommes ont un rapport un peu étrange avec l’autre, la femme. Ils ont peur de toucher la peau d’une femme.
On le voit dans le film, par exemple, avec le fidèle client de l’escort qui, dès que le rapport est terminé, n’arrive pas à avoir de discussion normale avec elle.
Le personnage joué par Murakami Jun, je le trouve assez normal. Il y a beaucoup d’hommes qui font appel à des prostituées et qui en tombent amoureux. Par contre, les jeunes hommes, de nos jours, ne vont pas voir de prostituées. Ils vont voir des films pornographiques sur Internet et se masturbent, ou même pas d’ailleurs. Ils n’ont pas de rapport avec les femmes. A l’inverse, les femmes sont directes ! Elles ne ressentent pas tout le temps des sentiments et ne mélangent pas l’argent et l’amour. C’est pour cela aussi que beaucoup de femmes ont déjà travaillé dans l’industrie du sexe.
Vous abordez dans le film le cas de jeunes femmes qui travaillent dans les vidéos pour adultes. En 2012, on dénombrait près de 6000 débutantes dans le milieu au Japon (NDLR : source Shokugyou toshite no AV Joyuu, Nakamura Atsuhiko). Est-ce, selon vous, les difficultés sociales comme celles évoquées dans le film qui conduisent ces jeunes femmes dans ce métier ou y a-t-il d’autres facteurs ?
Dans la plupart des cas, le besoin d’argent pousse à travailler dans ce milieu. La prostitution est le plus vieux métier du monde ! Mais plus que la difficulté de vivre correctement, ces jeunes filles veulent de l’argent pour se faire plaisir, acheter un sac de marque, rembourser des petites dettes, etc. Finalement, elles n’ont pas tellement de difficultés financières.
Lee Eun-woo, muse de Kim Ki-duk, donne beaucoup de sa personne. Comment a-t-elle été dirigée pendant le film ?
Dix jours avant le tournage, on n’avait toujours pas d’actrice. Lee Eun-woo a tourné dans Moebius de Kim Ki-duk et a pas mal de problèmes avec son agence depuis. Elle a même perdu son manager à cause de cela. Hiroki est allé rencontrer cette actrice à Séoul. Elle a directement accepté de jouer dans le film. Elle ne savait pas trop à quoi ressemblait le fuzoku, le milieu du plaisir japonais. Hiroki et elle en ont beaucoup discuté, il lui a expliqué et elle a tout de suite été d’accord pour se dénuder dans le film. Cela ne lui a posé aucun problème.
Dans le film, on voit que le personnage joué par Sometani Shota est très dur avec la prostituée et pourtant, tolère dans son établissement des rencontres tarifées avec des escorts. La législation japonaise n’est-elle pas hypocrite ? Le cinéaste souhaitait-il la dénoncer ?
Il est très froid avec cette prostituée, vieille et pas très belle, et qui n’appartient à aucune organisation. Comme je n’ai pas écrit le scénario, je ne peux pas vous dire l’intention du scénariste. Mais je ne pense pas qu’il y ait une critique. A mon avis, le personnage de Sometani est un bouc-émissaire : il est frustré de ne pas pouvoir travailler dans un palace et de se retrouver dans un love hotel minable.
Dans le film, le personnage joué par Maeda Atsuko couche avec un producteur pour produire son disque. En raison du statut de l’actrice, chanteuse et ex-meneuse des AKB 48, cette scène est très subversive. L’idée était-elle à l’origine dans le scénario ou a-t-elle été développée quand l’actrice à rejoint le projet ?
Le personnage était écrit comme cela dans le scénario. Maeda Atsuko et son agent ont accepté le rôle sans aucun problème. Mais à la base, tous les personnages féminins devaient se déshabiller dans le film. Par contre, cela ils ont refusé.
Ce qui m’a touché est que le cinéaste ne porte aucun jugement sur les personnages et leur sexualité. Il cherche à montrer le bouleversement des mœurs des Japonais. N’aviez-vous pas peur qu’en montrant de manière explicite le film soit pris pour un pinku ? Dans quel circuit de salles est sorti le film et comment a-t-il été perçu par le public japonais ?
Peut-être que Arai Haruhiko a écrit le scénario en pensant en faire un roman porno. Mais au final, ça ne l’est pas et le film s’attache plutôt aux êtres humains. Même si le film est assez long, il a été très bien accueilli au Japon. Il a d’ailleurs bien marché dans l’arrondissement de Shinjuku où se situe le quartier de Kabukicho.
Nous demandons à chaque producteur que nous rencontrons de nous parler d’une scène d’un film qui l’a particulièrement touché, fasciné, marqué et de nous la décrire en nous expliquant pourquoi.
Pouvez-vous nous parler de ce qui serait votre moment de cinéma ?
J’hésite entre deux films : Vivre de Kurosawa Akira et Brazil de Terry Gilliam !
Propos recueillis le 28/11/2015 à Paris par Martin Debat et retranscrits par Elvire Rémand.
Photos : Martin Debat.
Traduction : Megumi Kobayashi.
Merci à Karine Jean et à toute l’équipe de Kinotayo.
Photos : © Philippe Henriot.
Kabukicho Love Hotel de Hiroki Ryuichi. Japon. 2015. Présenté à Kinotayo en 2015.