Un arbre renversé qui pend depuis le plafond ; une estrade au milieu de la scène ; quelques rochers. Voilà pour le cadre. Le crépuscule tombe : deux vagabonds attendent Godot. Extravagance du jeu d’acteurs. Outrance des maquillages. Incongruité des accoutrements, des gestes, des regards. D’emblée, l’adaptation d’En attendant Godot par l’Opéra de Pékin désoriente. Quand bien même on connaîtrait déjà cette pièce emblématique, on ne se sent pas en terrain connu. Voici le compte rendu de la rencontre entre Beckett et l’Opéra de Pékin dans la très belle salle du Théâtre de l’Agora à Évry ! Par Antoine Benderitter.
Pourtant, la transposition semble fidèle : à quelques ajustements près, on retrouve bien l’œuvre comico-métaphysique de Samuel Beckett, tour à tour vulgaire et désespérée, truculente et cauchemardesque.
Alors, d’où vient ce sentiment de décalage qui s’empare du spectateur ? Peut-être du fait qu’en travestissant la lettre de l’œuvre – notamment par la traduction en mandarin du texte original français – la troupe de Wu Hsing-Kuo n’en restitue que plus fidèlement l’esprit. Elle nous arrache au carcan quasi scolaire d’une certaine routine théâtrale, où le contentement bourgeois le dispute à l’académisme. Au lieu de se donner toute prête, évidente et fluide, elle nous déconcerte, nous brutalise. Au lieu de nous endormir, elle nous réveille. Tant pis si ce réveil est déplaisant, et si un peu de perplexité s’ajoute au malaise. Rendue à sa brutalité originelle, son mystère sauvage, l’œuvre de Beckett nous provoque plus qu’elle ne nous comble : en cela, Wu Hsing-Kuo n’a pas “folklorisé” la pièce. Il l’a nettoyée, dépoussiérée, ramenée à sa dimension de cauchemar éveillé. Beau travail d’assainissement. Audacieuse et stimulante entreprise.
Dès lors, le spectacle aurait été exceptionnel – au lieu d’être simplement remarquable – si l’accompagnement des surtitrages avait été au diapason de l’extrême précision scénique. Le texte français est projeté en haut à gauche du panneau derrière les acteurs : l’aller-retour entre ces surtitres et ce qui passe sur scène nécessite agilité et concentration de la part du spectateur. On est sans cesse à deux doigts de perdre le fil, d’autant que certains surtitres passent trop vite. Cette imperfection technique mérite d’être corrigée. Mais si le décrochage s’opère, on n’a alors plus d’yeux que pour les acteurs, et on prend la mesure de la richesse de leurs chorégraphies. Le dispositif a beau paraître au premier abord minimaliste, les détails scéniques emportent l’adhésion, depuis certaines acrobaties ou postures qu’on pourrait qualifier de “cartoonesques” avant l’heure, jusqu’aux jeux de lumière, tantôt subtils, tantôt saisissants par leur éclat crépusculaire. Car la sensation de cauchemar sans fin qui s’exhale de la pièce de Beckett prend ici toute son ampleur : sous la gouaille et l’humour absurde, le désarroi des deux vagabonds devient plus palpable que jamais. Les deux actes de la pièce révèlent avec une évidence incandescente leur symétrie ; l’éternel retour suggéré par ces deux nuits successives prend la forme d’une descente aux enfers. C’est captivant. On sort de la pièce troublé, vaguement sceptique ; mais plus le temps passe, plus on prend conscience de la force et l’originalité du spectacle. Une réussite singulière, à conseiller à toutes et à tous. A quand la prochaine représentation ?
Antoine Benderitter.
Un grand merci à toute l’équipe du Bureau de représentation de Taipei en France ainsi qu’au centre Culturel de Taïwan à Paris de nous avoir permis de participer à cet évènement !