Kuroneko Kaneto Shindo 1968

LE FILM DE LA SEMAINE – Kuroneko de Shindo Kaneto

Posté le 25 octobre 2023 par

Film d’épouvante inspiré d’un conte folklorique japonais et distribué en 1968, Kuroneko (“chat noir” en traduction littérale) de Shindo Kaneto ressort au cinéma en version restaurée, chez Potemkine Films. L’occasion de (re)découvrir cette incursion de Shindo dans le surnaturel, quatre ans après Onibaba.

Dans un Japon féodal rongé par la guerre, une femme et sa belle fille sont violées et tuées par un groupe de samouraïs. Au moment de leur mort, elles nouent un pacte avec des esprits maléfiques et renaissent sous la forme de deux chats noirs. Leur but : charmer et tuer tous les samouraïs qui se trouvent sur leur chemin. Après plusieurs meurtres de samouraïs, les autorités décident d’enquêter. Mais le samouraï chargé de résoudre l’enquête, Gnitoki, n’est autre que le fils de la femme, et donc le mari de la jeune femme, tuées au début du film. Découvrira-t-il qui se cache réellement derrière les meurtres ? Les chats noirs continueront-ils leur œuvre macabre ou épargneront-ils le jeune samouraï ?

https://www.youtube.com/watch?v=UnV8okTcDgE

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Socialiste

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Shindo a déjà réalisé plus de vingt films avant Kuroneko. À part Onibaba en 1964, sa filmographie est très réaliste et s’attache plutôt à décrire la lutte de désœuvrés dans le Japon post-1945 : la misère (et l’espoir) des habitants d’Hiroshima, l’abnégation et le désespoir d’une geisha pour sauver sa famille, des chômeurs qui s’essaient au braquage, des ouvriers en grève ou une prostituée au bord de la folie. À l’instar des films à courant contestataire de la fin des années 1920 (keiko eiga), d’inspiration socialiste, Shindo utilise le cinéma pour dénoncer les injustices et mettre en lumière les vies désespérées et tragiques des petites gens, exploitées par les classes dominantes. Ce courant très bref dont l’exemple le plus marquant est peut-être Le Geste inexpliqué de Sumiko de Suzuki Shigeyoshi (1930) a perduré dans certains films de Mizoguchi Kenji, notamment grâce à ses portraits de femmes comme Les Sœurs de Gion (1937). Dans les années 1950, dans un Japon en pleine reconstruction, Shindo, comme Mizoguchi, met en avant la misère et l’abnégation personnifiées, en grande partie, par des femmes (souvent interprétées par Otawa Nobuko). C’est particulièrement évident dans Epitome en 1953 avec le parcours tragique d’une geisha, et dans Dobu (littéralement « le caniveau ») en 1954 avec sa cohorte d’ouvriers, de chômeurs et de voyous vivant de bric et de broc dans un bidonville. Ce film n’est pas sans rappeler le néo-réalisme italien et cette volonté de montrer sans phare la misère et l’humanité cruelle des banlieues.

Dans Ningen (1962), littéralement “humain” ou “genre humain”, Shindo conceptualise les rapports humains dans un microcosme bien particulier : quatre personnes prises au piège sur un bateau de pêche à la dérive en plein océan pacifique. Dans ce huis clos maritime, les personnages sont soumis aux différents péchés capitaux : orgueil, avarice, jalousie, colère, luxure, gourmandise et paresse. Ningen est un bon prétexte pour questionner des thèmes existentiels déjà abordés dans ses précédents films : peut-on être libre ? Est-on responsable de ses actes ? Peut-on vivre avec autrui ? Ici, les quatre humains « prisonniers » sur un bateau à la dérive sont étudiés comme des animaux en cage. C’est presque une expérimentation scientifique sur le béhaviorisme. Comment peuvent réagir des êtres humains dont le corps est momentanément réduit aux fonctions les plus élémentaires : boire, manger et dormir ? 

Kaneto Shindo Kuroneko 1968

Avec Onibaba, Shindo fait sa première incursion dans le surnaturel mais garde un canevas social évident : les personnages sont des pauvres réduits au meurtre et au pillage de samouraïs pour survivre. Une misère cachée derrière les roseaux et hautes herbes. Un procédé qu’il réutilisera dans Kuroneko. Dans le livre d’entretiens avec des réalisateurs japonais, Voices from the Japanese Cinema de Joan Mellan publié en 1975, Shindo explique sa volonté de filmer les gens du peuple et non les puissants ou seigneurs de guerre : “Oui, les grands roseaux qui se balancent sont mon symbole du monde, de la société qui entoure les gens. Dans Kuroneko, les buissons sont utilisés dans le même but symbolique. Les roseaux hauts et denses qui se balancent représentent le monde dans lequel vivent ces roturiers et que les yeux des seigneurs et des politiciens n’atteignent pas. Mes yeux, ou plutôt ceux de la caméra, sont fixés pour voir le monde depuis le niveau le plus bas de la société, et non depuis le sommet.”

Il poursuit : “L’idée du chat m’est venue parce que l’histoire originale était basée sur un vieux conte populaire japonais intitulé « La vengeance du chat ». C’était au moins en partie basé sur cette histoire. J’ai aimé l’idée d’utiliser le chat car je pouvais ainsi exprimer la position très basse dans la société qu’occupent certaines personnes en utilisant un animal aussi inutile et aussi bas que le chat.”

Comme Onibaba donc, Kuroneko porte donc un sous-texte social mais atténué par la dimension surnaturelle du film.

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Horreur / épouvante

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Kuroneko commence par une scène d’effroi : le viol et le meurtre de deux femmes par des samouraïs réduits à l’état de bêtes sauvages. Cette scène introductive, sans parole, est sidérante. Shindo filme en gros plans les visages de ces bêtes sauvages qui se ruent sur la nourriture avant de s’attaquer aux femmes. Ironie du sort : c’est en animal que vont se métamorphoser les deux femmes. Se transformer en animal pour se venger d’humains qui se comportent comme des bêtes. Voilà un bon concept.

L’horreur de la scène initiale fait pourtant place à un certain raffinement. Les chats se métamorphosent à volonté en jeunes femmes pour amadouer les soldats en vadrouille et les charmer avant de les exécuter. Après un long chemin à travers les bambous, les soldats sont emmenés dans une maison illusoire digne des hautes sphères économiques et sociales de la société. C’est grâce à un pacte avec des esprits maléfiques que les deux femmes quittent leur classe laborieuse pour vivre, certes fallacieusement, dans la richesse et l’opulence. Mais ce raffinement n’est que le maquillage des meurtres les plus crapuleux.

Kuroneko Kaneto Shindo 1968

La « belle vie » d’assassinats et de vengeance se trouve perturbée quand Gnitoki, un samouraï prometteur, est diligenté pour mettre fin à ces meurtres irrésolus. Le samouraï en question s’avère être le fils et le mari des chats assassins. Lui-même a finalement fait fortune grâce à ses exploits meurtriers pendant la guerre. Mais étant samouraï (et transfuge de classe), il est maintenant considéré comme un ennemi. Kuroneko prend une nouvelle tournure, quasi-psychanalytique : Gnitoki peut-il vraiment tuer sa mère ? Sa mère peut-elle vraiment tuer son fils ? Gnitoki peut-il aimer le spectre de sa femme… qui est, rappelons-le, un chat ?

Humanité, bestialité, vengeance, pardon, libre arbitre : Kuroneko aborde les mêmes thématiques que dans les précédents films de Shindo mais le surnaturel embellit et lisse la cruauté ambiante. Il est d’usage de classer Onibaba et Kuroneko dans la catégorie « film d’horreur ». Horreur est un mot qui sied plutôt aux films réalistes de Shindo. L’horreur humaine. « Épouvante » est un mot qui caractérisait mieux ces deux œuvres.

Marc L’Helgoualc’h

Kuroneko de Shindo Kaneto. Japon. 1968. En salles le 25/10/2023.

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