Cannes, jour 3 (samedi 18 mai 2013) : Cannes, sauce curry

Posté le 19 mai 2013 par

Le cinéma indien fête son centenaire à Cannes. L’occasion est idéale pour mettre en lumière les mutations du spectacle bollywoodien, à travers 3 films vus sur la Croisette lors de cette édition. Par Victor Lopez.

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Deux déceptions viennent pourtant d’emblée troubler la fête du centenaire du cinéma indien à Cannes. D’une part, comme on avait pu le constater il y a deux ans (ici), c’est toujours dans les marges que se déploie cette cinématographie : plutôt que de connaitre les honneurs de la Compétition officielle, l’Inde est une fois de plus cantonnée aux sélections parallèles, hors compétition et séances spéciales. En terme de volume, le festivalier a l’occasion de se faire plaisir, entre The Lunchbox de Ritesh Batra (le seul film asiatique de La semaine de la Critique est d’ailleurs indien), les reprises de Satyajir Ray à Cannes Classic (Charulata), ou les trois films sur lesquels nous allons maintenant revenir : Moonsoon Shootout d’Amit Kumar, Ugly à la Quinzaine des Réalisateurs et Bollywood, The Greatest Story Ever Told, au Cinéma de la plage dimanche. Mais aucune chance hélas pour l’Inde d’obtenir une Palme d’or cette année. Le pays est certes célébré en grande pompe (voir ici), mais sans montée des marches trop voyante, comme si cette cinématographie était plus à cacher sous le tapis que prompte à fouler le tapis rouge. Pour preuve, la grande soirée indienne de dimanche se déroule dans la Salle du Soixantième avec l’omnibus Bombay Talkies, un peu excentrée, alors que le film des frères Coen est sous le feu des projecteurs du Grand Théâtre Lumière.

La seconde ombre au tableau de cette célébration est le choix de la reprise du documentaire Bollywood, The Greatest Love Story Ever Told, qui ne fait malheureusement pas forcement du bien à l’image que l’on peut se faire du cinéma indien.

Bollywood, The Greatest Story Ever Told, ou quand la danse se fait mécanique

C’est sans grande surprise que l’on retrouve au Cinéma de la plage ce film, puisque sa genèse remonte à Cannes 2010, quand Thierry Fremont a demandé à Shekhar Kapur, alors membre du jury, de compiler les meilleurs moments des films de Bollywood pour en faire un documentaire projeté hors compétition.

Le producteur refile le projet au réalisateur de Delhi-6 et à voir le résultat, il aurait dû s’abstenir ! Dès les premières minutes, un maelström d’images venues de films hétéroclites nous assaille. Non seulement, l’effet est plus fatiguant qu’enivrant, mais en plus, le montage se révèle rapidement totalement incohérent et approximatif, basé sur le seul rythme musical. Les transitions sont inexistantes et cette manie de tout mélanger sous une même bande-son en trafiquant les images, vide petit à petit les films cités de leur sens, sans leur en donner un nouveau.

bollywood

Sans point de vue esthétique ou historique sur son sujet, Bollywood est une interminable bande-annonce d’une heure vingt, qui ne met même pas en valeur les films qu’il est censé illustrer. Pire, le film est uniquement tourné vers un passé qu’il n’arrive pas à magnifier, alors que le cinéma indien a déjà prouvé qu’il peut s’extraire des lieux communs du spectacle populaire et musical auquel ce film semble vouloir l’enfermer.

Ugly de Anurag Kashyap, ou le Nouveau Bollywood

S’il fallait citer un représentant des mutations que connait Bollywood en ce moment, Anurag Kashyap, doublement présent sur la Croisette cette année avec Ugly à la Quinzaine des Réalisateurs et un segment de Bombay Talkies en séance spéciale serait le candidat idéal. Dans Ugly, un polar tendu, violent et sans concession, une scène vient d’ailleurs moquer les conventions attendues de Bollywood, quand le serveur d’un restaurant exécute une danse absurde devant les personnages interdits en tenant un panneau disant « Masala vous souhaite un joyeux anniversaire ». Une belle façon d’affirmer le désir de Bollywood de sortir de ses conventions et d’offrir des œuvres libres et variées à ses spectateurs.

ugly

Ugly, comme le précédent Gangs of Wasseypur, pratique pourtant le mélange des genres avec une insolence toute post-moderne. Si Tarantino peut venir à l’esprit de nos critiques occidentaux, c’est également à Na Hong-jin que l’on peut se référer. Le jeu sur les codes des courses-poursuites hallucinantes de Gangs of Wasseypur (notamment la seconde partie) évoquait celui de The Murderer, alors que l’histoire d’enlèvement déclenchant une série de situations grotesques peut faire penser à celle de The Chaser. Ugly tourne en effet autour de la disparition d’une petite fille, qui va réveiller les instincts les plus vénaux de toute sa famille : plutôt que d’essayer de la retrouver, chacun va vouloir profiter de la situation en créant fausses demandes de rançon et se venger en réglant de vieilles rancunes.

L’autre élément marquant de Ugly est son inscription volontairement réaliste, que traduit une liminaire inscription à l’écran, indiquant que le film est inspiré d’une histoire vraie. Si l’on peut douter, ou porter peu de crédit à cette remarque, le fait même d’insister sur la réalité de cette fiction est important, tant il témoigne de la volonté du film de décrire la réalité de l’Inde d’aujourd’hui et de son fonctionnement, plutôt que de l’idéaliser et de la rêver, comme on peut l’attendre de Bollywood.

Monsoon Shootout d’Amit Kumar, ou l’INDEpendance retrouvée

À la suite d’Anurag Kashyap, d’autres réalisateurs se glissent dans la brèche ouverte depuis quelques années en Inde. Amit Kumar est de ceux-là, sur un mode de financement loin de Bollywood malgré un tournage à Bombay. Produit en indépendant et terminé grâce à des capitaux étrangers (notamment européens avec Arte), Monsoon Shootout fait preuve d’un réel esprit d’innovation narratif et témoigne surtout d’une rage de filmer qui irrigue le film et finit par tout emporter malgré les défauts parfois trop voyants inhérents à beaucoup de premiers films.

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Mais on ne va pas reprocher au film sa maladresse, tant celle-ci est contrebalancée par une énergie de tous les instants. Centré sur le personnage d’un jeune flic idéaliste qui est confronté à un choix moral : tirer ou pas sur le possible criminel qu’il a en joue, Monsoon Shootout déploie un récit à tiroir passionnant sur lequel je ne vais pas m’appesantir pour garder intact le plaisir de la découverte. Mais la puissance thématique déployée par la structure du récit est indéniable, et interroge sans tabou les zones grises de la société indienne.

Le film scotche également formellement, en mélangeant une image brute, réaliste, prise sur le vif de la ville de Bombay avec les canons du film de genre, Monsoon Shoutout semble sortir le cinéma réaliste indien du ghetto du cinéma d’auteur qui lui colle trop à la peau, et arrive à trouver un parfait équilibre entre le spectacle de divertissement bollywoodien et l’économie et la liberté du cinéma indépendant.

Si l’Inde ne concourt pas à la Palme d’or, Monsoon Shootout a une petite chance de remporter la Caméra d’or, ce qui serait à la fois un énorme coup de pouce pour son réalisateur, qui a quand même mis près de 10 ans pour finaliser ce film, et pour le cinéma indien, en venant célébrer ce que l’on peut appeler, faute de mieux, ce nouveau « cinéma du milieu ». On souhaite ainsi ardemment à Amit Kumar de remonter sur scène dimanche, et d’être aussi ému qu’il l’était à l’issue de la projection de son œuvre.

Victor Lopez.

Retrouvez ici notre tableau de la croisette, tous les films de Cannes par l’équipe d’East Asia

Retrouvez ici les autres carnets de Cannes :

Cannes, jour 1 (jeudi 16 mai 2013) : Train in Vain

Cannes, jour 2 (vendredi 17 mai 2013) : Yellow Submarine

Cannes, jour 3 (samedi 18 mai 2013) : Cannes, sauce curry

Cannes, jour 4 (dimanche 19) : L’enfance de l’art

Cannes, jour 5 (lundi 20 mai 2013) : Straw Dogs

Cannes, jour 6 (mardi 21 mai 2013) : La grande bouffe

Cannes, jour 7 (mercredi 22 mai 2013) : Only Cannes Forgives

Cannes 8 (jeudi 23 mai 2013) : Norte, la fin du festival

Cannes, jour 9 (vendredi 24 mai 2013) : Et le phœnix d’or est attribué à…

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