Tous les seconds mardis du mois, Stephen Sarrazin présente dans DC Mini, nom emprunté à Kon Satoshi, une chronique pour aborder « ce dont le Japon rêve encore, et peut-être plus encore ce dont il ne rêve plus ». Ce mois-ci, retour sur l’exposition de Shinkai Makoto.
Pour célébrer son dixième anniversaire, le National Art Center de Tokyo organisait, l’une côtoyant l’autre, deux expositions traçant des portraits distincts du Japon moderne, chez l’architecte Ando Tadao, et contemporain chez le cinéaste d’animation Shinkai Makoto. Manière de mesurer l’écart qui s’est construit entre une époque penchée sur l’espace et une autre hantée par le temps qui s’échappe. Si de plus illustres pairs, tels Miyazaki Hayao ou Oshii Mamoru, furent également exposés (dans des lieux plus modestes), aucun d’eux n’eut droit, si tôt, à l’ampleur d’un tel événement. Réalisateur de your name., film dont les entrées au box office japonais lui permit de détrôner ceux de Miyazaki, Shinkai a signé six longs-métrages, dont l’éblouissant 5 centimètres par seconde, devenant en quinze ans le chroniqueur des occasions ratées, de coups de foudre évités, de passions enfouies qui ne cessent de hanter ses personnages.
Quelque part cinéaste geek et déjà vieux, loin du militantisme d’un Miyazaki ou de la misanthropie d’un Oshii, Shinkai célèbre le quotidien de la vie au Japon. Tout y est : des trains défilant la nuit sous un ciel enneigé à la floraison des cerisiers, des lycéens habitant loin des villes, rentrant ensemble à bicyclette, aux regards croisés entre deux plateformes dans les grandes gares de Tokyo, saisis par ceux qui se perdent à l’instant. La patine fantastique qui enduit ces films ne sert qu’à fabriquer du mythe autour d’un effort singulier, celui de vivre dans l’attente d’être séparé de quelque chose qui n’aura jamais été entièrement vécu. Cet écart qui habite les films de Shinkai se prête largement à une conception du récit dans le cinéma japonais, et fait figure de « bon goût », qui, comme Agamben le souligne, « permet de saisir le point de perfection caractéristique de toute œuvre d’art »(1). Avançons que cet écart chez Shinkai tient gage de perfection, au point d’attribuer une dimension héroïque à ceux qui l’endurent tout en savourant cette mélancolie. Des moyens sont offerts par la narration pour que puisse cesser cette souffrance. Dans your name., le cinéaste empruntait à une structure épisodique, se rapprochant de la série animée, afin de raconter le parcours de deux lycéens, une garçon de la ville et une fille de la campagne, que le destin s’acharne à nouer. Pour y arriver, les deux passeront d’un corps à l’autre, le temps de préserver une bribe de souvenir, de reconnaître un désir, les menant là où la rencontre devient un acte cosmique. Shinkai confère à ce déchirement, ce moment où chacun atterrit dans le corps de l’autre, une dimension qui fera penser à cette remarque de Jacques Rancière à propos de L’Homme à la Caméra de Dziga Vertov : « c’est par rapport à ce déchirement intime que le déploiement des mouvements de l’œil-machine prend sa portée politique. En chassant le nihilisme, en célébrant l’ivresse des mouvements et des vitesses, l’urbanisme cinématographique de Vertov en retient au moins un principe : le mouvement de la vie n’a pas de but, pas d’orientation » (2). On comprendra que le dispositif de Shinkai, ces bonds ‘genrés’ d’un bout à l’autre du Japon a pour but d’accomplir un autre programme, un but précis, tout en se laissant prendre au jeu de l’ivresse des vitesses. Dans ce Japon contemporain d’où l’enjeu politique s’est désincarné, le cinéaste ne cesse de poser la question d’un avenir qui oublierait de se réaliser.
On regrettera cependant que l’accrochage et l’éclairage de l’exposition n’aient pas su donner de relief à ce projet. Celle-ci s’ouvre sur le petit bureau de Shinkai et son vieux PC sur lequel il mit des années à réaliser seul son premier film, Voices from a Distant Star et se termine avec sa table de travail, un ordinateur haut de gamme et une palette.
Entre ces deux postes, les croquis, les storyboards, les extraits de films, quelques maquettes qui empruntent au Studio Ghibli, au Château dans le ciel, et quelques agrandissements de photos d’office de tourisme de la région où grandit le cinéaste… L’ensemble se déploie laborieusement avec une affection contagieuse. A l’image des périples des couples qui peuplent l’univers de Shinkai.
- (1) Giorgio Agamben, L’Homme sans Contenus, p.26, éditions Circé, 1996
- (1) Jacques Rancière, Les Écarts du Cinéma, p.40, éditions La Fabrique, 2011.
The Exhibition of Makoto Shinkai. National Art Center, Tokyo, 11 novembre – 18 décembre 2017.
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin
À lire tous les seconds mardis du mois sur East Asia
DC Mini : un appareil à sonder les rêves des personnages du film Paprika, de Kon Satoshi, adapté du roman de Tsutsui Yasutaka.
Troisième chronique Japon pour un site consacré au cinéma : la première, No-Otaku, remonte au tournant du millénaire, pour Objectif Cinéma, que menait Bernard Payen de la Cinémathèque Française, la seconde, SoOtaku, plus conséquente, fut pour les Cahiers du Cinéma, avec le concours de Laurent Laborie et Jean-Michel Frodon. Enfin, celle-ci pour East Asia, avec Victor Lopez. Une chronique pour aborder ce dont le Japon rêve encore, et peut-être plus encore ce dont il ne rêve plus.
À cet égard, Kon Satoshi, qui a réalisé une œuvre sans faute, faite de strates, incarne un des derniers grands rêves du cinéma japonais, profondément lié à l’histoire de cette cinématographie (Millenium Actress) mais aussi à ce qui créait fractures et autres tremblements dans le Japon contemporain (Perfect Blue, Paprika, Paranoia Agent, Tokyo Godafathers).
Une oeuvre toujours à proximité. Une parenthèse pour souligner une complicité qui remonte au moment de la sortie au Japon de Perfect Blue, que je signalais à un collègue qui programmait la sélection asiatique d’un festival canadien. Le film fut récompensé, et je découvrais par ailleurs que Ikumi Masahiro, qui avait composé la musique du film, était déjà un ami de Tokyo. Un premier entretien pour HK Extrême Orient eut lieu, et par la suite, Kon Satoshi et moi nous discutions en amont de chacune de ses sorties, souvent dans son studio. Affiches et livres dédicacés, scellées.
Cette chronique accompagne le moment où j’exhumais l’affiche de Paprika, suite à une conférence donnée à Edinburgh.
Stephen Sarrazin.
À lire aussi :
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 1 : Unforgiven (sur Dans un recoin de ce monde)
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 2 : Dimmer (sur Vers la lumière)
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 5 : Osugi Ren, last man standing
DC Mini, la chronique de Stephen Sarrazin – chapitre 6 : Festival des ex, les aléas de Tokyo Filmex