Les Nuits rouges du bourreau de jade : interview vidéo de Laurent Courtiaud et Julien Carbon

Posté le 27 avril 2011 par

Anel Dragic est parti à la rencontre des plus hongkongais des cinéastes français (ou l’inverse) : Laurent Courtiaud et Julien Carbon , qui nous invitent à voyager dans leur ville fétiche avec Les Nuits rouges du bourreau de jade, disponible en DVD depuis le 18 octobre 2011. Interview vidéo !

 

A voir : la vidéo de la rencontre

A lire : l’entretien

Pouvez-vous nous dire d’où vient l’idée du projet ?

Laurent Courtiaud: En 2007, nous avons monté notre société de production à Hong Kong, Red East Pictures, dans le but de produire nos propres films, ou de lever des financements pour les produire. Nous avons prospecté pendant les mois qui ont suivi pour lever des fonds sur des projets purement hongkongais. On a décidé de partir sur un film à petit budget, qui serait construit autour d’un personnage écrit pour Carrie Ng. C’est une actrice que nous connaissions bien et avec qui nous avions envie de travailler depuis un bon bout de temps. Est venu à ce moment là l’idée d’un thriller érotico-fétichiste, pervers, avec elle comme personnage de tueuse sensuelle au milieu.

Les Nuits rouges du boureau de jade

 

En 2008, on en a parlé à Alexis Dantec, de la société de production French Connection, que l’on connaissait un peu. Il nous a dit que que l’on pourrait en faire une coproduction, car Canal + recherchait des films dans ces budgets et dans ces genres là. L’idée était donc de s’associer pour lever un petit peu plus d’argent et essayer de faire quelque chose de plus original. Pour que ce soit un “french frayeur”, il fallait qu’il y ait la moitié des dialogues en français et qu’il y ait des protagonistes français. On a dit “Banco, essayons !”. On avait bien l’idée de ce personnage central de Carrie, mais comme le scénario n’était pas écrit, tout était encore à faire. A partir de ça, de l’ambiance de cette création, on a commencé à réfléchir à la manière d’intégrer un personnage de française dans notre univers fantasmatique.

Dans vos inspirations, y a-t-il l’influence des catégories III érotiques ?

Laurent Courtiaud: Non, c’est pas vraiment l’inspiration des catégories III, on avait juste envie de filmer les jambes de Carrie. L’inspiration érotique, c’est la notre directement, sans passer par les catégories III.

Julien Carbon: Dans le cas de Carrie, on est très fan d’elle depuis longtemps. C’est vrai qu’elle est surtout connue en occident pour son travail dans les catégories III, auprès des fans notamment. Mais même si elle a été une actrice majeure de cette vague là, c’est pas exactement cette partie de sa carrière qui nous intéressait le plus. On la préfère chez Kirk Wong, ou même chez Tsui Hark dans un plus petit rôle, parce que dans les catégories III, son image, sa beauté très sensuelle, est toujours exploitée de manière un peu vulgaire. Ce qu’on voulait, c’était lui créer un personnage très graphique, comme si elle était l’héroïne d’une série de films à venir, un peu comme Sasori… Un type de personnage qu’on identifie tout de suite à son look: le manteau, les griffes… On essayait aussi de magnifier ce personnage de tueuse un peu cinglée qu’elle a joué dans les catégories III, mais en la rendant vraiment très belle, ce qui n’est pas pour nous vraiment le cas dans les catégories III. Elle n’y est pas mise en valeur comme on pense qu’elle doit l’être. L’idée c’était de construire toutes les choses autour d’elle.

Et donc comment avez-vous inséré le personnage de Frédérique Bel ? Aviez vous l’intention de faire un film très féminin ?

Julien Carbon: Il n’y a pas besoin de l’insérer puisque le scénario n’était pas vraiment écrit à ce moment là.

Les Nuits rouges du bourreau de jade

Laurent Courtiaud: C’était un choix à l’origine de faire un film avec des personnages principaux uniquement féminin. À partir du moment où on allait devoir confronter un personnage chinois et un français, l’idée était de faire une opposition d’abord graphique, visuelle – la brune et la blonde – et de décliner aussi cela sous la forme d’une opposition d’un fantasme de cinéma, enrobé dans un traitement de serial. C’était donc plus une forme d’inspiration littéraire pour l’affrontement des personnages.

Mais on voulait que les personnages soient très lookés, que l’apparence physique, que le traitement visuel et filmique soit fort parce qu’on n’allait pas pouvoir, ou vouloir, développer énormément la psychologie des personnages. On voulait donc qu’ils soient très forts dans leur style. On a fait le choix, face à Carrie qui avait ce personnage flamboyant, excentrique, avec une sensualité débordante, de mettre un personnage qui serait un fantasme hitchcko-melvillien. C’est le chignon de Kim Novack dans Vertigo sur l’imperméable d’ Alain Delon dans Le Samourai.

C’est donc aussi une vision du fantasme des asiatiques sur ce qu’est la blonde occidentale. Le personnages de Fréderique Bel ressemble beaucoup aux dessins de Tezuka quand il dessine des femmes occidentales, avec des petits nez pointus et des longues jambes très fines. On en a fait un personnage défini par son apparence graphique, par son esthétique un peu intemporel, et qui serait plutôt dans un registre de réserve. C’est comme ça qu’on a conçu le face à face des deux.

Il y a aussi bien sûr ici le retournement du système du “hero movie”. Ça à beaucoup alimenté notre culture de fans de cinéma de Hong Kong. De la Shaw Brothers à la grande époque de John Woo, ou chez Ringo Lam, que nous suivions, il y avait une tradition d’affrontements virils, de héros qui sont en conflits, mais qui s’apprécient, se respectent, avec parfois même un contenu presque homo-érotique dans cette amitié, cette estimation… Cet élément fait débat puisque les visions peuvent être différentes à ce niveau là. C’était très amusant de le retourner, de le faire avec deux femmes, face-à-face, dans un univers ouvertement sensuel, érotique, fétichiste où toutes les scènes de meurtres sont des métaphores sexuelles. A ce moment là on allait à fond dans le sous texte saphique de cet affrontement.

Les Nuits rouges du bourreau de Jade

Vous choisissez justement de confronter une occidentale et une asiatique. C’est intéressant puisqu’on a l’impression que vous confrontez également le cinéma européen (le giallo) à la ville de Hong Kong.

 

Julien Carbon: C’était inévitable à partir du moment où on choisissait de faire d’une des deux le fantasme ultime du cinéma d’exploitation que l’on aime en Asie, et de l’autre une réminiscence des polars que l’on aime en occident. Elles deviennent des figures qui font que tout ce qui est construit autour d’elles devient des émanations du genre. Forcément, ça amène un peu à un clash des genres. On voulait éviter que ça ait cet aspect de catalogue de références de cinéphiles, et on cherchait plutôt une apparence flottante. Dans les mangas des années 60, comme ceux de Matsumoto, la manière dont les personnages se rencontrent et se croisent est toujours un peu onirique. On ne sait jamais trop pourquoi leurs routes se croisent et leur nationalité ne posent jamais de problème. On ne sait jamais s’ils sont japonais ou occidentaux. On voulait aussi jouer sur une piste qui soit celle-là et qui unifie l’ensemble. Donc forcément, il y a un rappel des genres dont elles sont issues, mais on a essayé d’éviter que ça fasse trop confrontation de cinémas différents.

Laurent Courtiaud: On a ainsi essayé d’éviter de décliner les références. Par contre, il est clair qu’en raison de nos goûts et de notre passé de cinéphiles, il y a des cinématographies qui nous tiennent à cœur et qui nous ont influencés consciemment ou inconsciemment, qu’on digère et qu’on régurgite.

On s’en rend compte et on assume complètement, mais il ne fallait pas que ce soit des suites de clins d’œil à partager avec le spectateur. Par contre, il est certain qu’on ne s’est pas fait tout seul : on est le résultat aussi de nos influences. Surtout à partir du moment où nous nous mettions dans cette économie de série B : étant co-producteurs du film, quand on a initié le projet on savait déjà quelle genre d’enveloppe budgétaire nous aurions, donc de combien d’argent nous allions pouvoir disposer. Et nous avions la position, parfois moins agréable, de producteur-réalisateur. Cela nous forçait à être raisonnable, parce qu’en cas de folie, de dépassement de budget ou d’excentricité, c’était nous même qui payons de notre poche. Il fallait concevoir dès le début un film dans lequel on tirerait le maximum de tout ce que nous avions à disposition. À savoir: des lieux de tournages assez intéressants parce que nous les avions bien repérés, une équipe technique brillantissime, un très très bon chef op’, un grand directeur artistique, des acteurs intéressants aussi… Donc des choses avec lesquelles nous pouvions jouer à l’avance.

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Tout ça sans avoir les yeux plus gros que le ventre et sans tirer des plans sur la comète. Il est sûr que dans l’histoire du cinéma, surtout dans un cinéma qui nous plait beaucoup, c’est à dire celui de la fin des années 60, mondialement, que ce soit en Europe ou en Asie, puisque c’est l’époque de la Shaw Brothers, de Masumura au Japon, des giallii et des westerns spaghettis en Italie, il y a beaucoup de réalisateurs que l’on apprécie particulièrement qui se sont retrouvés face à ce même problème pratique. C’est à dire, par exemple pour Bava, filmer avec peu d’argent, mais un grand talent de chef opérateur, des jolies filles, des studios à disposition, et puis essayer de meubler ça, de décorer parce qu’il n’y a pas beaucoup de sous mais il faut faire au mieux… Masumura, il y a de jolies filles et puis…

Julien Carbon: C’est le point commun quand même !

Laurent Courtiaud: C’est toujours le point commun (rires) ! C’est la raison pour laquelle on a essayé de faire un film avec des femmes dedans…

Pour revenir à Masumura, les décors étaient déjà installés et il n’avait pas trop la possibilité de déplacer la caméra. Cette contraire fait réfléchir à comment meubler le scope en y mettant des belles japonaises qui vont se tourner dans tous les sens, en sachant qu’on est dans une pièce avec des tatamis et donc qu’on ne peut pas faire des grands mouvements avec des steadycam, qui n’existait pas. Il était donc confronté à ces questions d’ordre pratique. Mais c’est de l’écriture sous contrainte : c’est excitant, c’est intéressant…

Ces réalisateurs là ont donc trouvé des solutions qui étaient merveilleuses. C’est sûr que nous, confrontés au même problème, on est pas allé les copier directement, mais, comme ce sont des cinéastes qu’on apprécie, on est allé chercher des réponses dans le même registre. D’où notre choix de faire un film très composé, avec des couleurs très chromifiés et donc de soigner l’esthétique au maximum.

En parlant d’esthétique. On sent que vous êtes amoureux de Hong Kong, vous donnez une vision très épurée, très nocturne, avec des rues vides. Il y a quelque chose de très érotique.

Laurent Courtiaud: C’est vrai. Hong Kong, ça fait quinze ans qu’on y est et c’est une ville très organique. C’est comme une maîtresse en fait, qui donne beaucoup et qui prends beaucoup. Il y a des moments on en a raz le bol, parce que elle nous crie trop fort dans les oreilles, et on s’en va ! Et quand on est parti, elle nous manque et on a envie de revenir. Il y a un rapport très affectif et amoureux à Hong Kong… Donc c’est vrai, t’as raison de dire que ça fait partie aussi du rapport érotique que nous avons. On l’a toujours vu comme un personnage, comme un élément, pas juste un cadre, un décor. C’était important pour nous de la filmer de manière particulière, même si on n’allait pas avoir énormément d’endroits où faire des grandes scènes traversant toute la ville. On ne voulait pas que ça ressemble à une vision de touriste qui arrive et qui voit des choses excitantes de Hong Kong : le Star Ferry, le Peak, etc. et aussi éviter ce qui a été vu dans d’autres films de Hong Kong.

Julien Carbon: Il y a aussi le fait de filmer la nuit. Tous ces quartiers de Hong Kong sont plein de monde la journée, donc pour une histoire comme celle-là, c’est plus jolie si t’as des rues vides. Ce qui est assez amusant dans Hong Kong Island, c’est le fait que ce soit une ville qui vit sans interruption, du moins certains quartiers. Mais en même temps, ces quartiers sont seulement des îlots, et le reste de Hong Kong, à partir de deux heures du matin, c’est vraiment vide. C’est là où on l’apprécie le mieux, où tu vois bien l’architecture. Il y avait l’idée de jouer avec ça. D’un côté, il y avait un aspect pratique pour avoir les autorisations. Et puis c’est plus beau : la ville prends une autre tenue la nuit, c’est très différent.

Et sinon, nous avons explorés les quartiers dans tous les sens. C’est une technique qu’on a appris chez Wong Kar Wai. Quand il travaille, il passe son temps à faire des repérages, avec son équipe, ils vont d’un quartier à l’autre prendre des photos de tous les bâtiments qui ont l’air intéressant. Avec ça, ils font un gros book qu’ils consultent en permanence, et à partir duquel il écrit les scènes. Il construit les séquence à partir des lieux. C’est une chose qu’on a aussi fait. C’est un principe économique, mais créativement c’est rigolo parce que tu peux déjà construire ta séquence à partir des lieux qui t’ont fait rêver. Cela permet aussi de créer une espèce d’unité, ou une pré-direction artistique sur ton film, en sachant quel lieux tu va associer. Tous les lieux sont connectés dans ce sens là aussi. On a choisi un mélange de moderne avec de tous les coins un peu décrépis de la ville et les vestiges historiques qu’il y a encore à Hong Kong.

L’opéra cantonais que l’on voit dans le film existe-t-il ou bien l’avez-vous créé?

Julien Carbon: On a construit tout ce mini opéra pour le film. On a utilisé la technique de l’opéra traditionnel cantonais. On réutilise des airs qui ont déjà été composés pour d’autres pièces, sur lesquels ont met de nouvelles paroles. On a écrit un livret, et à partir de ce livret, on travaillé avec Law Kar Ying, un des grands metteurs en scène d’opéra cantonais, pour qu’il construise l’opéra. En fonction du contenu des scènes, il a choisi les musiques appropriées.

Laurent Courtiaud: Après, il a conçu des chorégraphies, des vrais chorégraphies d’opéra cantonais par rapport à ce dont nous avions besoin. On l’a tourné avec une vraie troupe d’opéra. Le seul à l’image qui ne soit pas un véritable acteur d’opéra, c’est Stephen Wong, qui joue Patrick, l’amant de Carrie. Il a donc pris des cours, pour apprendre la gestuelle. Comme c’est très codé, il a du s’entrainer pendant des semaines. C’est Law Kar Ying qui le double, parce que chanter requiert par mal d’entrainement. Il avait bien appris pour pouvoir au moins chanter pendant les prises, pour qu’ensuite, la post synchro soit a peu près correcte, mais la voix est quand même très difficile à placer.

Par contre, les autres acteurs, dont sa partenaire sur scène et les musiciens, sont des vrais musiciens d’opéra. Ce qui est amusant d’ailleurs, c’est que ce théâtre, qui est le dernier uniquement dédié à l’opéra cantonais, est aussi le dernier cinéma à balcon qui existe à HK. A l’époque où on a tourné, il devait être détruit pour être remplacé par un centre commercial ou quelque chose comme ça… C’est une forme d’art locale, mais si du côté chinois il est soutenu par les autorités, du côté de Hong Kong, il n’y a aucun soutien de la ville ou du gouvernement. Ce sont uniquement des fonds privés qui permettent à ces troupes de continuer à exister. Pour nous, c’était important de montrer ça, de leur rendre hommage et d’avoir le théâtre dans le film.

Quand on a tourné, on a mis des fausses affiches dans l’entrée du théâtre. On a eu plein de gens du quartier qui sont venus prendre des billets pour la pièce parce qu’il y avait le nom de Law Kar Ying dessus, et que l’affiche leur plaisait. Si on avait monté cet opéra, on aurait eu du public (rires) !

Étant donné qu’il y a pas mal d’improvisations à Hong Kong, est-ce que vous avez un peu suivi ce mode de création, ou bien parce que c’était une production française, étiez-vous obligé de suivre quelque chose de plus structuré ?

Julien Carbon: Le fait que l’on soit co-producteurs du film, et que l’on devait donner la bonne garantie de finition sur le tournage, faisait qu’on était libre de faire ce qu’on voulait. Maintenant, on a pas tourné selon la méthode traditionnelle française, c’était beaucoup plus à la hongkongaise. Mais tout le script était très écrit, on avait tout préparé pour pouvoir optimiser au mieux le budget. On a fait une longue préparation avec le directeur artistique pour pouvoir concevoir les décors, ce qu’on allait pouvoir s’offrir… On a essayé d’être le plus cohérent possible là dessus. Après, sur le tournage à proprement dit, il y avait une grande flexibilité, on storyboardait rien, donc, on avait des réunions avec notre chef op’ pour faire des plans au sol, préparer la journée à venir, etc. Mais en même temps, à l’intérieur de tout ça, on était très libre et il n’y avait pas de contraintes.

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Laurent Courtiaud: La seule improvisation, elle est inhérente à tout tournage : c’est lié à des problèmes d’intendance, ou techniques, ou de lieux qui étaient prévues qu’on n’a pu avoir… A ce propos, voici une anecdote idiote: la scène du face à face de Carrie dans la rue après la mort de Flora dans la pièce japonaise se tournait dans une petite rue. On était allé la veille pour vérifier. Le matin, quand on arrive il y avait une tranchée des télécoms qui avait creusé pendant la nuit, il y avait des barrières sur toute la longueur de la rue. Il a donc fallu en trouver une autre dans les cinq minutes qui suivent. Concernant l’appartement de Frédérique Bel, il était très important qu’on ai un appartement en face, pour le principe du face à face, et puis son personnage devait tirer. On avait repéré et on avait d’ailleurs eu du mal à le trouver. Et juste avant le tournage, ils ont mis des échafaudages sur la façade !

Julien Carbon: Sans qu’il y a d’improvisations, il y a la capacité de réaction d’une équipe hongkongaise, qui est très très rapide…

Laurent Courtiaud: …et qui peut démonter les échafaudages le temps qu’on fasse la prise et les remettre après.

Julien Carbon: Ils font ce genre de choses (rires) !

Dans le cas de la maison dans laquelle se conclut le film, on la voulait absolument : c’est une des dernières maisons des années 40/50 qui soit encore debout. On a demandé l’autorisation, et le temps qu’on l’obtienne, c’était vraiment deux jours avant qu’on tourne. Donc toute notre équipe déco à eu deux jours pour rendre l’endroit salubre, parce que c’était un endroit abandonné et que c’était vraiment dégueulasse. Il fallait tout nettoyer pour que l’équipe puisse s’installer, puis tout redécorer, en un peu moins de 48 heures…

Laurent Courtiaud: Ils ont vraiment tout redécoré ! La maison était couverte de graffitis, elle ressemblait à rien. Évidemment, c’est redécorer pour faire sale, mais c’est du boulot quand même. C’est amusant quand on le raconte… Cette façon hongkongaise d’improviser… Mais si on peut éviter, on préfère, encore une fois parce qu’on était impliqué dans la production. C’était une coproduction franco-hongkongaise. Nous représentions le côté hongkongais. Le film se tournant à Hong Kong, nous prenions en charge le tournage, et les français prenaient en charge la post-production, et le cachet de l’équipe française qui venait. C’était à nous de remettre le film clé en main à la période donnée. et s’il y avait des dépassement, c’était pour notre poche ! Il valait donc mieux éviter les improvisations sauvages, comme on en a connues quelques unes.

En parlant du tournage, avez vous une manière spécifique de vous répartir les tâches ?

Julien Carbon : Il n’y a pas de répartition. Les choses se font harmonieusement, comme on répond, là… C’est à celui qui est le plus près de la situation à gérer qui s’en occupe. Il n’y en a pas un qui soit dédié à la technique, l’autre à la direction d’acteur, etc. On fait tout ensemble !

Laurent Courtiaud: On a appris sur les plateaux à faire ça, quand on a travaillé avec Tsui Hark, avec Wong Kar Wai surtout, avec Johnnie To, aussi, mais c’est surtout avec les deux premiers, que, engagés comme scénaristes, on s’est retrouvé à faire des repérages, à coudre les costumes… On a ainsi fait tous les postes ! Ce qui nous a appris pas mal de choses, et comme ça fait quinze ans qu’on écrit ensemble, on parle beaucoup… Donc en fait, ça va aussi dans le sens de l’absence d’improvisation : tout est très clairement définit, on a le même point de vue sur les choses. Quand il s’agit de régler les problèmes ou de réagir, n’importe lequel d’entre nous peut y répondre, parce que l’autre sait que sa réponse sera la même.

Que pensez vous de la situation du cinéma de Hong-Kong actuellement ?

Laurent Courtiaud: Eh bien… c’est sinistre ! C’est d’ailleurs pour ça que nous sommes habillés en noir (rires). Nous portons le deuil de l’industrie cinématographique hongkongaise…

Julien Carbon: Ça a beaucoup changé, c’est sûr, depuis l’époque où nous y sommes arrivés. On vraiment a vu la fin de cet âge d’or, et ensuite plusieurs crises successives qui ont fait du mal au cinéma de Hong-Kong : la première crise financière, puis le SRAS, qui a quand même fait très très mal… Je pense que c’est la première crise qui a été la pire, parce que, comme il y avait beaucoup de boîtes qui avaient tout leur argent en bourse, ils ont tout perdus et ont dû licencier beaucoup de personnel. Ça a été un premier coup. Dans le même temps, avec le succès de Tigre et Dragon, on a vu débarquer les américains, ils ont tous ouverts des bureaux. C’était avant qu’ils puissent ouvrir en Chine. Maintenant, ils sont plutôt à Pékin. Mais c’était leur première tentative. A ce moment là, on a vu la reprise en main du cinéma par les américains. C’est-à-dire qu’en fait, ils ont rachetés quasiment tout le parc de salles. Sur les loyers qui étaient trop hauts, sur les salles cantonaises : tout à fermé. Il reste aujourd’hui un circuit de multiplex contrôlé par les grosses boîtes américaines, où il y a en général un ou deux écrans dédiés au cinéma local. Pour le renouvellement des générations, c’est pas terrible… Et pour les plus gros, on a l’impression que le salut – à part pour des exceptions comme Johnnie To ou Wong Kar Wai – est de vendre des projets en Chine Populaire, sachant que c’est un autre système avec lequel il faut travailler, une censure sur laquelle il faut jouer…

Évidemment, ce sont des budgets plus importants. Mais cela veut aussi dire que les cachets sont devenus énormes, et donc qu’il n’y a de la place que pour les très grosses machines… Le cinéma intermédiaire se fait plutôt en Chine. Finalement, à HK, on ne voit que peu d’émergence d’un cinéma commercial qui viendrait prendre la place de celui qui tenait le box-office avant. Il n’y a plus de domination du cinéma de Hong Kong sur son territoire comme c’était le cas avant.

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Laurent Courtiaud: Ils ont scié la branche sur laquelle ils étaient assis. Johnnie To a toujours eu une très bonne politique. On en parlait quand on faisait Running Out of Time. Il voulait vraiment conserver la main mise sur le box-office local. Beaucoup d’autres boîtes avaient déjà le rêve d’un box-office mondial, ou de films qui pouvaient toucher les occidentaux et la Chine. Ils commençaient donc à chercher les recettes qui allaient pouvoir plaire. Johnnie To, quelle que soit la réussite ou la qualité de ses films, avait investi quand même pour le son, par exemple. Et cela parce que les anciens cinémas hongkongais, qui ont fermés les uns après les autres, étaient souvent équipés en mono. Cela donnait un argument supplémentaire aux américains pour ouvrir des multiplex parce que les films américains ne pouvaient pas être projetés correctement dans ces salles là. A l’inverse, des films HK uniquement prévus pour ces salles là étaient souvent uniquement mixés en mono, ou dans une stéréo très simple. Les quelques fois où des distributeurs étrangers voulaient les diffuser, on ne pouvait donc pas les projeter correctement. Ce fut par exemple le cas pour The Killer de John Woo : il y avait vaguement eu une intention de le sortir en salles en France, sauf que le film n’était pas en stéréo. Donc, To avait investi pour que la qualité sonore, la qualité technique de ses films soit un peu meilleure, et il voulait faire des films qui fonctionnent au box-office local. Ses films ne coûtent pas très chers en général. Il peut donc avoir les accords pour des acteurs qui eux, peuvent coûter chers, mais il a déjà son équipe. Ce sont des films qui se font tout de même en petites équipes, et le but était de pouvoir les amortir localement, ce qui était à mon sens une très bonne politique.

Mais tout le monde n’a pas exactement pensé comme ça. Et ils ont eu le mirage de la Chine. En ce moment, c’est pire encore, parce que les ports de la Chine s’ouvrent. C’est plutôt une bonne chose, mais les décisions se prenant à Pékin, l’industrie hongongaise s’est déplacée là bas. C’est à dire que tous les réalisateurs, les gens qu’on connaît, Tsui Hark ou Wilson Yip, par exemple, sont à Pékin. On peut encore les croiser à Hong Kong, mais si ils veulent qu’un film se fasse, les discutions, le business, les rendez-vous avec les investisseurs : ça se passe à Pékin ! Ça veut dire que les films doivent être calibrés pour la censure, que les gens qui mettent de l’argent le font pour la Chine… Ça a un côté positif, mais en même temps, il y a plein de techniciens hongkongais, de gens de l’industrie, qui sont devenus aujourd’hui chauffeurs de taxi… quand ils ont de la chance !

Julien Carbon: En 1995, il y avait à peu près 50 000 personnes qui travaillaient dans et autour du cinéma, sur toute l’industrie. Aujourd’hui, c’est autour de cinq mille personnes. Ça a été vraiment une dégringolade spectaculaire. On est passé quasiment de 200 films, ou 180, à une quarantaine…

Laurent Courtiaud : …par an !

Pourriez-vous nous parler de quelques scénarios que vous auriez écrit pour Tsui Hark, ou quelqu’un d’autre, et qui ne se sont pas faits ?

Julien Carbon: Avec Tsui, on en a écrit un paquet qui ne se sont pas fait ! Quand ont bossait pour lui, il y avait beaucoup de développements. Il voulait présenter des idées à beaucoup de studios en même temps, donc on a développé beaucoup de choses très différentes…

Laurent Courtiaud: L’essentiel de notre carrière de scénariste s’est faite sur des films qui ne se sont pas fait. Ça semble un peu étrange en France, mais c’est tout à fait courant, notamment aux USA. Les scénaristes sont souvent engagés pour faire du développement par des producteurs, des réalisateurs ou des réalisateurs-producteurs, comme Tsui pour développer des histoires. À partir de là, on cherche à monter le film. Aux USA, un studio a un scénario et ensuite il engage des acteurs et un réalisateur dessus. Le travail du scénariste se termine souvent après. Il y a d’autres gens qui repassent, on fait venir d’autres scénaristes, un réalisateur arrive et dit qu’il veut que ça soit réécrit par untel. C’est comme ça que ça fonctionne. C’est normal, mais ça fait qu’il y a plein de scénaristes qui gagnent leur vie en écrivant des films sans savoir s’ils se feront ou pas. Ou parfois qui se font sans vraiment ressembler à ce qu’ils ont écrit, comme c’était le cas pour nous avec Black Mask 2, au hasard (rires). Donc pour Tsui on a eu l’occasion de développer des projets assez excitants : un Godzilla pour la Toho.

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Julien Carbon: Godzilla, c’était au moment où ils allaient faire le relaunch, qu’ils ont passé à Kitamura à l’arrivée. En fait, Tsui avait déjà été contacté par la Toho il y a longtemps avec peut-être un jour la possibilité de présenter un Godzilla… parce que Tsui est super fan de Godzilla ! Là c’était eux qui étaient demandeur de voir ce qu’il ferait avec ça. Donc, on a écrit Godzilla, c’était un rêve de fan ! Mais il coûtait carrément un milliard ! La toho a dit “Ouais, c’est bien, mais ça va être un petit peu cher”. C’était une nouvelle version de Destroy All Monsters, donc il y avait quasiment tous les monstres qui apparaissaient.

Laurent Courtiaud: Dans la liste des trucs qui apparaissaient, on a écrit un Golgo 13, un Lupin III, un Bat-girl pour Warner,…

Julien Carbon: … une comédie dans le genre…

Laurent Courtiaud: …pour Kitano

Julien Carbon: (simultanément) …dans le genre du Bal des vampires, mais c’était avec le baron Frankenstein au Japon.

Laurent Courtiaud: Comme il s’intéressait à la culture occidental, on a aussi écrit un Diabolik et un Fantomas pour Tsui. On a travaillé un peu à un moment sur le roi des singes et d’autres choses comme des polars.

Julien Carbon: Il y a un moment où il voulait développer une histoire qui est plus ou moins devenu son film à Pékin avec les trois femmes, ça c’est transformé en ça, mais au départ c’était pour Anita Mui quand elle était encore là et Tony Leung Ka Fai… C’était la même histoire revue du côté des hommes et du côté des femmes. Un genre de Smoking/No Smoking, une comédie. Donc il était très excité avec ça pendant un moment, puis ça a disparu.

Laurent Courtiaud: Pour Wong Kar Wai, quand il nous a engagé pour écrire, on s’est retrouvé surtout à travailler sur In the Mood For Love, mais on a écrit un scénario à trois avec Kit Wong, qui est notre partenaire dans la société et la productrice exécutive du film. On a écrit une histoire qui s’appelle Wet City, qui est une sorte de polar à tiroir…

Julien Carbon: …dans un genre de Hong Kong un peu futuriste, à la Ghost in the Shell.

Laurent Courtiaud: Il y aura certainement des choses qui reviendrons parce que lui-même écrit ses films au fur et à mesure qu’il les tourne, il expérimente comme ça. La façon de rédiger le scénario pour lui n’était pas du tout classique. Il a plus besoin d’une espèce de base sur laquelle il puisse aller prendre des idées ou faire rebondir les siennes. C’était donc une écriture très littéraire, quasiment un système de cadavre exquis.

Julien Carbon: Parce qu’il ne s’intéresse pas tellement à la structure à proprement dite puisqu’il explore vraiment toutes les directions d’une histoire…

Laurent Courtiaud: Et pour l’anecdote, dans les trucs pas tourné, il y a le premier scénario qui nous a amené à Hong Kong. On avait présenté des histoires à Tsui en 1995 et un scénario pour qu’il voit comment nous rédigions. C’était un remake de La Rose Noire, façon un peu Batman year one, un peu plus origine, modernisé et dynamique dans le style. Il y avait à côté une histoire qui intéressait Tsui, ça s’appelle Psyonix. C’était une histoire de super-héros. C’est à cause de cette histoire qu’il nous a proposé de venir à Hong Kong : “L’histoire me plait, venez donc à HK pour deux ou trois mois écrire le scénario”. C’est ce qu’on a fait et on est resté quinze ans (rires).

Julien Carbon: L’idée de base de l’histoire, c’est qu’en Chine, il y a une organisation secrète de l’armée dont le boulot c’est d’aller chercher les mutants dans tout le pays.

Laurent Courtiaud: C’était en 1995, X-Men n’avait pas encore été fait. C’était les X-Men a fond, mais dans un contexte plus militaire. Ils n’étaient pas en spandex, et au niveau des pouvoirs c’était plus terre-à-terre, genre télékinésie, empathie…

Julien Carbon: Et donc la chef était une sorte de Siao Fong Fong, ou une des icônes de cette époque là. Donc, on voyait des films de propagandes, la super étoile rouge qui soulevait des tanks. Ils perdent leurs pouvoirs passés un certain âge et elle va détecter tous les gens dans la Chine.

Laurent Courtiaud: Et donc une fois qu’on a écrit le scénario, on allait le tourner en Chine. À l’époque, c’était prévu pour Jet Li en chef du groupe et puis Leung Kar Yan, Faye Wong… Il fallait donc envoyer le scénario à la censure chinoise pour pouvoir obtenir les autorisations de tournage. C’est comme ça qu’on faisait à l’époque. Maintenant qu’ils ont des partenaires, c’est toujours un peu comme ça, mais c’est plus direct. A l’époque, c’était en 1996, avant la rétrocession, Hong Kong était encore une colonie britannique. Tsui avait la possibilité de tourner en Chine, mais il fallait envoyer le matériel avant. Donc, on envoie le scénario, et quelques temps plus tard, Tsui nous convoque dans son bureau et nous montre une lettre des autorités chinoises qui disait: “Comment avez vous connaissance du département de recherche des super-pouvoirs de l’armée chinoise ? C’est trop secret. Il est absolument interdit d’en parler. Ne mentionnez plus jamais ce projet” (rires). Donc voilà, on a vendu un film de super-héros et on est trop bien tombé donc le film ne s’est pas fait.

Pouvez-vous nous parler de votre prochain projet ?

Julien Carbon: On en a plusieurs. On en a un qui est assez avancé avec Eric Cantona, qu’on devait tourner cet été, mais pour des raisons de calendrier, on va le tourner en janvier prochain.

Laurent Courtiaud: Normalement Eric Cantona, Alice Taglioni, Isaac de Bankolé. Complètement différent des Nuits rouges. C’est un polar d’aventure romantique à Hong Kong. Plus dynamique, un peu plus léger, façon Homme de Rio. Et puis un autre “french frayeur” : un thriller paranoïaque qu’on va essayer de monter un peu plus vite d’ici là. C’est un plus petit budget, qui se passera entièrement en France.

Un dernier mot pour les lecteurs d’East Asia ?

Julien Carbon: Il faut lire East Asia tous les jours. (rires)

Laurent Courtiaud: Continuez, le cinéma de Hong Kong ne tient encore que grâce à vous, que par East Asia.

Julien Carbon: Si tu lis East Asia tous les jours, tu atteindras la vie éternelle, et la fortune ! Les femmes arrachent leurs vêtements pour les lecteurs d’ East Asia. Quand tu rentres dans un bar que tu t’annonces étant lecteur d’ East Asia, t’as le droit à 30% de réduction sur toutes les consommations.

Laurent Courtiaud: A Hong Kong, je bois gratuitement depuis que je dit que je fais des interviews avec East Asia. Mon foi en a pris un coup, je ne vous remercie pas messieurs !

Propos recueillis par Anel Dragic à Paris le 22/03/2011.

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