VIDEO – A Night in Nude d’Ishii Takashi : Tour de magie noire

Posté le 31 octobre 2025 par

A Night in Nude, second film du coffret Ishii Takashi de Carlotta Films, prolonge les aventures noires de Nami avec un thriller romantique aux pointes d’ero-guro, toujours aussi déroutant que fascinant.

« Remplaçant professionnel », Jiro accomplit pour ses clients les tâches les plus ingrates du quotidien. Lorsque la belle et mystérieuse Nami fait irruption dans son bureau, le voilà entraîné malgré lui dans l’assassinat d’un violent yakuza…

Dès son introduction, Ishii Takashi fait un geste venant clarifier de nombreuses choses qui, dans son précédent long-métrage Original Sin, étaient en suspens. On y voit Jiro, le personnage principal, placer une caméra afin de se faire prendre en photo devant un monument funéraire. Dans un raccord, le cinéaste fait de cette caméra placée par le héros la même que celle filmant la diégèse. Non seulement, cette fois-ci, il n’y aura pas de doute et A Night in Nude sera l’histoire de Jiro et non celle de Nami, mais en plus, par ce geste paradoxal, le cinéaste souligne dès le départ le caractère d’abord fictionnel et superficiel de son histoire. Il est aussi tout de suite frappant d’à quel point la forme proposée par Ishii est ici bien plus concrète et maîtrisée que dans son précédent film – ce qui n’a pas pour effet de moins dérouter. Au contraire, Ishii se sert pleinement de la conscience de sa fiction d’être une fiction pour y développer une grammaire bien plus décomplexée, qui ne fait plus dans la citation mais plutôt dans l’expérimentation ludique de la forme. Notamment, quand il va profiter de la force imaginaire du hors-champ non pas pour en faire une continuité logique et imaginable, mais un espace qu’on ne peut conceptualiser et qui n’a qu’une fonction : nous faire comprendre que ce que nous ne voyons pas à l’image n’est pas (dans) le film.

Plusieurs fois, il fera des démonstrations de sa force en tant que cinéaste vis-à-vis du spectateur, avec notamment des séquences de suspense reposant principalement sur ce postulat de hors-champ non-conceptualisable. Par exemple, dans cette séquence où Jiro ramène chez lui une valise contenant un cadavre, celui de Namekata, et qu’il doit cacher. Alors que le frère de Namekata vient chez lui le menacer car il ne retrouve plus son frère, toute la tension de la scène prend source dans deux éléments. D’abord, dans l’ellipse faite très discrètement entre le plan montrant la position de la valise dans l’appartement de Jiro (devant son frigo) et le plan où le frère de Namekata entre dans son appartement. Celle-ci est tellement discrète que, profitant de la crédulité du spectateur, elle nous induit à croire que la valise est encore à sa place. Puis, dans cette séquence où le frère cherche Namekata, il utilise le cadre afin de ne jamais montrer ce frigo et ce qui devrait se trouver devant. Le cinéaste refait d’ailleurs plus tard, dans un procédé similaire, disparaître sous nos yeux cette fameuse valise par la simple force du cadre dans l’appartement de Nami. C’est grâce à cette croyance forte en l’image, mais aussi en sachant que celle-ci est facilement manipulable, qu’Ishii met en place son thriller noir avec une puissance bien plus conséquente que si celle-ci ne se reposait que sur la cohérence narrative et une logique analogique à la notre. Il fait de son thriller un exercice plastique très concret qui n’élargit pas son univers en dehors du cadre de l’image, profitant de l’illusionnisme du cinéma qui nous oblige justement à y croire. Il se place donc en prestidigitateur et développe dans A Night in Nude une sorte de forme sur-fictionnelle fascinante, lui octroyant, dans le même temps, une certaine liberté dans ce qu’il souhaite déployer à l’écran.

Si narrativement le film s’inscrit très clairement dans le thriller, faisant fortement penser aux relectures hitchcockiennes de Brian de Palma et de Paul Verhoeven (Basic Instinct étant d’ailleurs contemporain au film et partage de nombreuses similarités avec), Ishii se permet tout de même de faire de grands écarts avec ce modèle, notamment grâce à sa forme non conventionnelle. Dans le ton, le cinéaste se veut toujours aussi libre : nous assistons dans certaines séquences à une ironie mordante venant presque tutoyer la comédie noire, mais nous avons aussi des explosions formelles surréalistes assez grandioses. On ressent autant l’influence de Cronenberg et de son Videodrome que celle de la scène du manga d’horreur grotesque des années 1980 dans cette séquence de rêve où un revolver vient pénétrer le crâne de Jiro à travers une fente qui prend rapidement les contours d’un vagin. Cette composante surréaliste n’est pas un simple à côté, elle se fond totalement avec son inscription dans le thriller pour donner naissance à des séquences toujours plus fortes et dont le traitement formel est tout aussi intelligent et beau. Mais on pourrait voir aussi, dans la construction de son récit, un peu de conte et de fable, Jiro étant une sorte de Candide au pays du soleil levant post bulle économique. Ce dernier, on le comprendra très vite, est un personnage presque symbolique : il est le salaryman qui, lors de la grande période de la bulle, faisait partie de ceux en profitant le plus et qui ont été les premiers touchés par la dégradation de la situation économique à partir de 1991. Il faut d’ailleurs reconnaître au film une certaine clairvoyance sur le sujet puisqu’en 1993, date de sortie du long-métrage, la situation n’en était pas à son pire (qui était véritablement à venir vers la fin des années 1990). On apprend d’ailleurs assez tardivement dans le film que Jiro s’est lui-même exilé, presque à temps, de sa communauté de salarymen triomphants, afin de devenir un mystérieux homme à tout faire. Du haut de la pyramide social, il se retrouvera tout en bas.

La marginalité est un des grands volets de la filmographie d’Ishii : ici, Jiro est un nouveau marginal. Il a choisi la marginalité pour des raisons qui ne seront jamais expliquées clairement mais, de manière anachronique, on peut voir dans son choix un beau moyen d’auto-défense face à la situation sociale et politique de son pays, tout comme une belle tentative de salut. Ainsi, la naïveté dont il fait preuve et qui le tourmente tout au long du film n’est pas subie, mais auto-infligée : il a décidé lui-même de se marginaliser et de devenir un homme à tout faire, il décide d’écouter les gens, ses clients, et il décide de faire ce qu’on lui demande de faire même s’il n’est clairement pas gagnant dans l’histoire. Cette position, bien que pouvant paraître noble, n’est cependant pas idéalisée et se révèle définitivement trouble. Si la marginalité est belle dans le cinéma d’Ishii, c’est bien parce qu’elle est fragile. La marginalité la plus représentée dans son œuvre est bien évidemment la féminité : Nami est d’ailleurs un avatar de cette marginalité universelle, des femmes et de leurs souffrances. Si l’on est toujours empêtré dans une ambiguïté morale face à son cinéma, c’est bien parce que le réalisateur cherche à dépeindre, non pas une marginalité en lutte cherchant à s’imposer comme égale à la norme, mais bien une marginalité en lutte pour exister et qui, systématiquement, finit par s’effacer en se brûlant les ailes ou en s’auto-détruisant. Il n’y a pas véritablement d’issue, notamment parce que dans l’œuvre d’Ishii qui serait presque doloriste dans son rapport au beau, ce qui caractérise principalement la beauté de cette marginalité (quand il ne s’agit pas de sa fragilité), sont ses explosions de forces menant très souvent à la destruction de l’individu.

Une fois n’est pas coutume, A Night in Nude est un film très sombre de la part d’Ishii. Il dresse un portrait noir tant de la condition féminine, que de la condition humaine en général, vouée à se faire exploiter puis à disparaître. Mais comme toujours, cette noirceur est accompagnée de grands moments virtuoses et venant faire ressortir toute la beauté de cette tragédie contemporaine qui vient se cristalliser dans cette magnifique histoire d’amour entre Jiro et Nami.

BONUS

Entretien avec Ishii Takashi (7min) : Dans cet entretien extrait du même document vidéo que le précédent, Ishii revient sur le casting de son film qui a été, si ce n’est une grande fierté, un bon moyen pour lui d’avoir une certaine liberté. L’actrice Yo Kimiko interprétant Nami étant par ailleurs un choix de longue date de la part du cinéaste, qu’il n’a pu réellement concrétiser que pour la première fois lors d’A Night in Nude.

Entretien avec Okada Yu (6min) : Dans cet entretien avec le producteur du film, on découvre un cinéaste méticuleux et exigeant dans son tournage, mais aussi très cinéphile. L’aventure A Night in Nude semble beaucoup plus paisible qu’Original Sin même si elle n’est pas dénuée de retournements de situations fâcheux.

Entretien avec Takenata Naoto (16min) : Dans cet entretien très amusant et jovial avec l’acteur de Jiro, Takenata Naoto exprime toute sa sympathie pour le cinéaste. Bien que le format soit un peu fleuve et chaotique, la longueur du bonus est amplement méritée et agréable : Takenata Naoto parle de tout ce qui lui passe par la tête et, entre deux anecdotes très drôles, délivre un regard très intéressant sur l’œuvre d’Ishii. Il se permet aussi d’être sans concession avec lui : s’il est talentueux, il n’en est pas moins obtus et parfois difficile à vivre. Il témoigne aussi des tournages très physiques et exigeants du cinéaste, où le danger est parfois de mise.

Entretien avec Shiina Kippei (13min) : Nous terminons avec l’entretien de l’acteur du frère de Namekata. A Night in Nude est selon lui le film qui lancera véritablement sa carrière, le faisant passer d’acteur amateur à professionnel. Il admire profondément Ishii et son travail, mais confirme malgré tout que le tournage n’a jamais été un long fleuve tranquille.

Thibaut Das Neves.

A Night in Nude d’Ishii Takashi. Japon. 1993. Disponible dans le coffret Takashi Ishii en 4 films : aventures et mésaventures de l’héroïne Nami le 07/10/2025 chez Carlotta Films.