ETRANGE FESTIVAL 2025 – Moor d’Adilkhan Yerzhanov : Gimme Moor

Posté le 20 septembre 2025 par

Adilkhan Yerzhanov ne cesse d’aller sur des terrains inédits sans jamais se contenter d’un simple essai : une fois le sillon creusé, il s’engouffre dans la brèche pleinement tout en continuant de le prolonger. Avec Moor, le cinéaste kazakh prolonge cette fois sa veine néo-noire avec toujours autant de maîtrise mais aussi de surprises.

Un tueur silencieux et sans nom revient de guerre dans une ville contaminée par la corruption. Il retrouve la femme et le fils de son frère, qui a disparu. Seul contre tous, il part en chasse.

Moor n’est donc pas sans évoquer A Dark, Dark Man ou encore Steppenwolf dans son exploration du néo-noir et des figures antihéroïques. De Steppenwolf, il reprend d’ailleurs directement le génial duo d’acteurs principaux (Berik Aitzhanov et la superbe Anna Starchenko) et semble presque construire un dyptique avec celui-ci tant les deux films partagent de nombreuses similarités et tant l’un répond à l’autre lorsqu’ils divergent. Berik Aitzhanov qui incarnait Braiyuk, tueur sadique, antihéroïque et surpuissant, campe cette fois une carcasse vivante, qui fut lui aussi jadis un sanguinaire mais dont il ne semble rester que la force physique. Il pourrait presque être le Braiyuk à la retraite, hanté par ses nombreuses victimes qui sont ici des fantômes mais surtout, hanté par ses actions passées qu’il ne cesse de réitérer, comme s’il était impossible pour ce personnage d’être autre chose qu’un être fondamentalement violent. Steppenwolf, comme une très large partie de l’œuvre de Yerzhanov, avait une approche très absurde de la violence : celle-ci explosait sans crier gare et n’est qu’esthétiquement intelligible. Dans Moor, elle explose de la même manière mais Yerzhanov apporte à ce rapport qu’il entretient avec la violence dans son cinéma une nouvelle couche de concret. Plutôt, il explore cette fois-ci de front l’absurdité de la violence de son cinéma en la mettant, de manière étonnamment évidente, en lien avec l’absurdité du monde réel. Le personnage principal de Moor est cette fois-ci un ancien soldat marqué et brisé par la guerre. Les fantômes ne sont pas de simples victimes, ce sont aussi des soldats. Yerzhanov se permet même d’inclure dans son film des extraits de scènes de guerres filmées directement sur le terrain. Le Kazakhstan étant entre deux pays actuellement en guerre, il est assez évident que le cinéaste, sans nommer de conflit, puise dans une réalité proche de lui. Moor emmène donc le geste du cinéaste sur un autre terrain : la violence d’alors qui était profondément absurde et abstraite, bien qu’elle faisait écho à la celle d’une société kazakhe, arbore cette fois-ci une dimension universelle, plus concrète mais surtout beaucoup plus vertigineuse. Le cinéaste n’irradie plus sur le réel de Karatas, de sa région ou de son pays, mais il irradie sur le réel du contemporain mondial avec ce personnage aussi simpliste que profond.

Il ne s’éloigne d’ailleurs pas de Karatas uniquement à travers sa violence, mais aussi par l’introduction d’un volet très urbain à son œuvre qui était, jusqu’ici, majoritairement en périphérie de celle-ci : la ville qui apparaissait souvent par touche est cette fois-ci au cœur du film. Mais la ville n’a rien à envier à la ruralité et ses contradictions. Les personnages y sont tout aussi bêtes, méchants, pervers et corrompus mais surtout, ils sont toujours autant de véritables créatures de cinéma. Elle n’a aussi rien à envier visuellement : elle est filmée avec le même soin que lorsque les steppes, les ruines, les habitations tant des opprimés que celle des oppresseurs étaient filmées. Il y a toute une parabole à faire entre la figure du peintre et la posture qu’adopte Yerzhanov dans son œuvre. Que ce soit dans les paysages ou dans la manière dont il dépeint les personnages, il apporte un certain soin à les présenter de manière très picturale. Sa peinture de la ville n’échappe donc pas à son talent pour la composition et il renouvèle cette fois-ci les fresques qu’il a pu nous proposer, en continuant même son petit jeu sur les couleurs primaires qui, cette fois-ci, sont noyées dans les teintes sombres du brutalisme. Mais si Moor est définitivement un film très sombre, tant thématiquement que visuellement, il n’est cependant pas aussi grave qu’A Dark, Dark Man chez qui le nihilisme détruisait tout. Cette fois-ci, à ce nihilisme total, est accolé un absurde tout aussi radical (et si caractéristique de l’œuvre de Yerzhanov) qui donne une liberté de ton que ne permettait pas cette gravité constante. Moor est tantôt hilarant, dramatique, effrayant, étouffant, très souvent tout ça à la fois. Loin d’empiéter sur la gravité de ce qu’il dépeint, ce contre-point vient la renforcer et, possiblement, cela fait de Moor l’un des films les plus sombres de son auteur. On pourrait dire que nous avons là une fresque urbaine sombre et ultraviolente, le cinéaste y filmant la ville magnifiquement sans jamais hésiter à aller observer au plus profond de la crasse pour y extirper ses séquences les plus belles. On pourrait aussi y voir une sorte de road-movie plein d’espoir où deux personnages que tout oppose essayent de s’en sortir. Une comédie noire se niche aussi entre les deux, comédie furieuse et corrosive qui n’hésite pas à côtoyer le macabre pour être d’autant plus viscérale. Si premièrement Moor a tout d’un petit film du cinéaste, il possède en son sein une force qui catapulte, comme à chacune de ses sorties, le réalisateur au rang des grands cinéastes de cette décennie.

Une fois de plus, Adilkahn Yerzhanov nous offre un numéro d’équilibriste durant lequel il oscille habilement entre la continuation de son œuvre et une réinvention constante. Il puise dans ce qu’il y a de plus stéréotypique au cinéma, que ce soit via des gimmicks, des constructions formelles ou des citations, pour extirper ce qui pourra lui servir de contre-emploi afin de proposer quelque chose de radicalement nouveau. Et c’est une fois de plus une franche réussite.

Thibaut Das Neves.

Moor d’Adilkhan Yerzhanov. Kazakhstan. 2024. Projeté à L’Étrange Festival 2025.