Fort du succès de son premier film Thithi, présenté en 2016 à Nantes, le jeune cinéaste indien Raam Reddy a choisi de revenir à ses premiers amours pour sa seconde réalisation. Co-produit avec les États-Unis, The Fable se rattache à la tradition du réalisme magique, un genre qui connaît une renaissance particulièrement intéressante dans le sous-continent asiatique ces dernières années. Le long-métrage, en compétition au Festival des 3 Continents 2024, est une pépite d’onirisme social.
Dans une vallée paisible de l’Himalaya, Dev (Manoj Bajpayee), un père de famille, sort tranquillement de sa grande maison et traverse son jardin. Dans son établi, il saisit une paire d’ailes mécaniques recouvertes de plumes. Il avance sans se presser vers un ponton suspendu dans le vide. Une fois arrivé au bout, il marque un arrêt. Presque au ralenti, il se laisse alors tomber et disparaît de notre champ de vision. Sans mise en scène spectaculaire, la caméra se place alors au-dessus de son corps, en vol plané, flottant paisiblement dans les nuages. Dans ce premier plan-séquence remarquable, qui se conclut par cette image irréaliste, le ton du film est donné et annonce un récit déconcertant. Semant fausses pistes et intrigues mystérieuses, Raam Reddy construit The Fable comme un conte moral qui ne va jamais là où on l’attend. Drame familial, romance, œuvre socio-politique… Tout se mélange et se confond pour ne plus former qu’un ensemble surprenant.
Nous sommes en 1989, dans un grand domaine agricole qu’une famille aisée a hérité des colons anglais pour bons services. Ils vivent en harmonie avec les habitants d’un village en contrebas, qui fournit la plupart de la main d’œuvre des vergers. Lorsque des incendies mystérieux sont découverts jour après jour, sur des surfaces de plus en plus importantes, Dev devient méfiant et fait appel à la police. Villageois mécontents des pesticides, moines nomades ayant fait vœu de silence, domestiques de confiance… Tous deviennent suspects aux yeux du propriétaire. Mais le coupable est-il humain ?
Aboutissement d’un désir de longue date, The Fable est un premier pas cinématographique vers le merveilleux pour Raam Reddy. Par son refus de l’artificiel et du pré-fabriqué, le long-métrage gagne en authenticité par l’usage de décors naturels et de caméras d’époque. En utilisant un format 16mm, le réalisateur offre à son film le grain de l’époque, et une esthétique particulièrement adaptée à son sujet avec une image qui donne parfois l’impression de crépiter. Son jeu constant sur les lumières structure l’aspect à la fois fantastique et naturaliste qui caractérise le genre du réalisme magique. Soleil, feux, bougies, ampoules électriques ou lueur émanant d’une luciole, chaque ombre et chaque halo nous plongent dans un réel qui n’est jamais celui qu’on aimerait croire.
Le sentiment de réalisme est par ailleurs appuyé par le jeu profondément sincère des acteurs de The Fable. Avide de travailler avec des talents bruts, Raam Reddy filme sensiblement sa troupe. Des vétérans Manoj Bajpayee ou Tillotama Shome à la débutante Hiral Sidhu en passant par de complets amateurs locaux comme Ravi Bisht, la convergence des expériences crée des liens inattendus entre chaque interprétation. La confrontation avec l’étrange et le surnaturel peut alors particulièrement troubler, notamment dans sa dimension métaphorique, qui n’est pas sans rappeler celle de Tiger Stripes, film malaisien d’Amanda Nell Eu également sorti cette année.
Il faut avoir en tête que le réalisme magique sert bien souvent un propos politique ou social sous-jacent. En littérature, de Gabriel Garcia Marquez à Salman Rushdie, le genre est un support de transmission historique par l’imagination et le rêve. Il en est de même au cinéma. Dans The Fable, nous sommes au sein d’une famille qui ne parle quasiment qu’anglais – une marque de distinction et de richesse chez les Indiens les plus éduqués et donc un détail qui a son importance. Ils sont, malgré leur bonté et leur intégrité, héritiers d’une tradition d’oppression instaurée par les Britanniques. Leurs terres ne leur appartiennent pas vraiment.
Au lieu de se contenter d’une simple étude socio-politique des événements, Raam Reddy opte pour un onirisme inattendu, dont la fin ouverte laisse toute sa place à l’hypothèse et au songe. Sous couvert d’enquête vers un dénouement plausible qui ne vient jamais, The Fable est une allégorie ravissante de l’émancipation par l’envol et la restitution.
Audrey Dugast
The Fable de Raam Reddy. Inde. 2024. Projeté au Festival des 3 Continents 2024.