Hisayasu Sato

DOSSIER – Sato Hisayasu : le monde est plus froid que la mort

Posté le 5 avril 2024 par

Connaissez-vous Sato Hisayasu, roi céleste du cinéma érotique japonais, et réalisateur, depuis 1985, de plus de 60 films naviguant entre l’érotisme, le thriller, le fantastique et le gore ? S’il est l’un des réalisateurs majeurs de ces quarante dernières années, son œuvre est injustement méconnue. Réparons cet affront.

Mise en garde : cet article mentionne des pratiques et thématiques qui peuvent heurter la sensibilité des lectrices et lecteurs. Du sadomasochisme à la nécrophilie, en passant par l’inceste, la torture, l’automutilation, le suicide, la paraphilie, le viol, le meurtre, la zoophilie, les mouvements sectaires, les parasciences, le voyeurisme, le harcèlement, la manipulation mentale et la consommation de diverses drogues. Il ne s’agit en aucun cas d’en faire la promotion ni l’éloge. 

Sato Hisayasu est un réalisateur tout à fait singulier, ancré dans son époque, le Japon des années 1980-90, mais ses films, ses thématiques et sa mise en scène s’inscrivent dans la lignée de tout un pan du cinéma : les productions érotico-avant-gardistes de Wakamatsu et Adachi, le Roman porno à tendance sadomasochiste de la Nikkatsu, l’esprit nihiliste et impulsif d’un Ishii Sogo, les thrillers psychanalytiques hitchcockiens, les gialli les plus crapuleux et malsains de Fulci, Lenzi et Argento, le polar urbain poisseux du nouveau cinéma américain et l’anticipation technophile de Cronenberg.

Dans son livre Behind the pink curtain, consacré au cinéma érotique japonais, Jasper Sharp écrit avec malice mais clairvoyance que Sato est au vibromasseur ce que Tobe Hooper est à la tronçonneuse.

Comment est-il possible de réaliser des films aussi ambitieux dans l’écrin contraignant du marché érotique japonais ? C’est ce qu’on va voir ici, en donnant à la filmographie de Sato la place qu’elle mérite dans le cinéma : très haute mais encore injustement méconnue.

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Le cinéma érotique japonais dans les années 1980

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Né en 1959 à Shizuoka, Sato Hisayasu s’intéresse très tôt au cinéma. Il réalise en 1978 et 1980 deux moyens métrages en 8 mm, aujourd’hui introuvables. En 1981, fraîchement débarqué à Tokyo, il rejoint ShiShi Productions en tant qu’assistant-réalisateur. Cette jeune société indépendante a été fondée en 1979 par Mukai Kan, réalisateur stakhanoviste de films érotiques depuis le milieu des années 60, encore plus prolifique que Wakamatsu Koji.

Rejoindre l’industrie du cinéma érotique pour de jeunes réalisateurs n’est pas incongru dans le Japon de l’époque. Dans une industrie où les studios historiques comme la Nikkatsu ou la Shochiku souffrent de la concurrence avec la télévision et le marché naissant de la vidéocassette, il est de plus en plus difficile pour les réalisateurs de se faire un nom. L’érotisme reste un marché économiquement viable, notamment avec le Roman porno de la Nikkatsu. Il n’est pas rare de voir un réalisateur débuter dans l’érotisme avant de rejoindre le cinéma plus « habillé ». Les exemples les plus fameux sont Kurosawa Kiyoshi, Takita Yojiro (Oscar du meilleur film en langue étrangère en 2009 pour Departures) et Nakata Hideo. Après trois ans à apprendre le métier en tant qu’assistant-réalisateur et même à rédiger quelques scripts, Sato passe à l’étape supérieure. En 1985, il réalise son premier film. Il a 25 ans.

De 1985 à 1995, Sato réalise 48 pinku eiga. Par pinku eiga, entendons : un film d’environ 60 minutes incluant des scènes érotiques toutes les 10 minutes, avec floutage et mosaïques pour censurer ce qui est considéré comme indécent. ShiShi Productions n’a pas l’exclusivité des films de Sato qui réalise aussi pour ENK, Excess, Shintoho et la Kokuei. Cette dernière est particulièrement importante dans la diffusion des pinku eiga à la fin des années 80. Moins qualitatifs et lucratifs depuis l’essor du porno, les films érotiques sont vus de haut par le reste de l’industrie. En mai 1988, la Nikkatsu met même un terme à la production des Roman porno, après 17 ans de loyaux services (et avoir sauvé le studio de la faillite).

Sato Hisayasu, Zeze Takahisa, Sato Toshiki et Sano Kazuhiro.

La Kokuei veut redorer le blason des films érotiques et leur redonner la patine avant-gardiste et provocatrice des années 60. On pense bien sûr à Wakamatsu et son comparse Adachi (dont la Kokuei a produit plusieurs films). Dans un geste purement marketing, la Kokuei met en avant quatre réalisateurs en les surnommant les quatre shitenno du pink, c’est-à-dire les « quatre rois célestes du pink » : Sato Hisayasu, Sato Toshiki, Sano Kazuhiro et Zeze Takahisa. Leur singularité : ce sont de véritables auteurs qui développent dans leurs films leur vision du cinéma. Il y a du cinéma entre les scènes érotiques imposées (et même dans les scènes érotiques). Atypiques, provocateurs et parfois expérimentaux, leurs films n’ont rien à envier à ceux de l’industrie habillée. S’ils ont chacun leur style et leurs thématiques de prédilection, ces « quatre rois célestes » se connaissent très bien. Sano Kazuhiro, également acteur, a joué dans plusieurs films de Sato Hisayasu tandis que Zeze Takahisa a été assistant-réalisateur de ce dernier. Et bien sûr, tous les quatre ont été produits par la Kokuei. L’ambition pécuniaire et artistique de la Kokuei : faire (re)connaître les films érotiques à un public plus large, au Japon… et à l’étranger, notamment lors de festivals internationaux. Pari réussi. Dans les années 1990, plusieurs films de ces quatre réalisateurs ont été programmés à Berlin, Rotterdam et Vienne.

Sato Hisayasu et Zeze Takahisa sont les plus connus et ont rencontré une reconnaissance réelle au Japon et un succès d’estime à l’étranger. De Zeze, on peut citer, pour les films érotiques, Anarchy in Japansuke et Tokyo X Erotica, et pour les films habillés, Heaven Story et The Chrysanthemum and the Guillotine. Quant à Sato, si son œuvre est largement méconnue, deux films sont régulièrement cités : l’érotique The Bedroom, pour l’apparition flippante du cannibale Sagawa Issei, et Splatter: Naked Blood, pour sa scène d’automutilation au cours de laquelle une jeune femme fait frire sa propre main dans de l’huile bouillante avant de la manger.

Hisayasu Sato - An Aria on Gazes

Depuis 1996, le rythme de production de Sato est moins soutenu que pendant ses années pinku. Seize films, tout de même. En majorité des thrillers plus ou moins érotiques ou horrifiques. Son dernier film en date, Dear Kaita Ablaze, a été projeté en 2024 au festival de Rotterdam. Il a également réalisé plusieurs films pornographiques mais il est difficile de trouver des informations précises à ce sujet.

Ici, on va essentiellement analyser la période pinku : la plus importante et la plus intéressante.

Pourquoi l’œuvre de Sato est-elle si mal connue, du moins hors du Japon ? Deux raisons. En premier lieu, la distribution : à de rares exceptions, ses films ne sont pas distribués hors du Japon et leur disponibilité est essentiellement due à des enregistrements VHS numérisés et un sous-titrage anglais effectué par une communauté de fans. L’aspect « copie de VHS » en qualité parfois médiocre ajoute un cachet particulier à ces films qui mélangent différents types de supports : 16 mm, 35 mm, super 8, bandes magnétiques VHS, vidéo de caméra de surveillance, diffusion télévisée, jeux vidéo, enregistrement d’écran d’ordinateur, photographies et, à partir des années 2000, vidéo numérique. En second lieu, et cela est particulièrement fréquent pour les pinku eiga de cette époque : les films ont deux, voire trois ou quatre titres différents. Le titre original du réalisateur, plutôt poétique ; le titre du distributeur, en général putassier pour attirer les foules lubriques ; et, en complément, un ou deux autres titres anglais pour l’export. Il est d’ailleurs amusant de comparer les titres originaux et ceux des distributeurs. Ainsi, The Secret Garden devient Lolita: Vibrator Torture ; Welcome to the Illusion devient Rape Between Sisters: Penetration! ; Slush devient Office Lady Rape: Devouring the Giant Tits ; Labyrinth of Primary Colors devient Housewife Punishment: Triple Torture. Son pink le plus connu à l’international, sous le titre The Bedroom et déjà mentionné, a comme autres titres le poétique An Aria on Gazes et l’outrancier Promiscuous Wife: Disgraceful Torture. Ici, pour la première mention des films, nous utiliserons le titre original et celui de la distribution, avant de conserver uniquement le titre original en cas de mentions complémentaires.

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Décadence dans le Tokyo des années 80

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En 1930, l’italien Mario Praz publie La Chair, la Mort et le Diable dans la littérature du XIXe siècle. Le romantisme noir. Dans cet essai, il étudie plusieurs aspects du courant romantique, de Byron à Jean Lorrain, en passant par Baudelaire. Un romantisme sadique, pervers et morbide qui a abouti au décadentisme des années 1880-1890. Praz met en avant trois figure récurrentes de ce romantisme : Satan, le mâle persécuteur et la femme fatale. Des figures qui ont changé au cours du siècle, jusqu’à devenir de plus en plus monstrueuses, mais avec style, dans des habits de dentelles, embaumés de parfums orientaux et couverts de bijoux précieux. Aux amateurs d’ambiance fin-de-siècle, on ne peut que recommander la lecture d’À rebours de Joris-Karl Huysmans, Le Crépuscule des dieux d’Élémir Bourges, Les Hors Nature de Rachilde ou Le Jardin des supplices d’Octave Mirbeau, de s’intéresser à Stanislas de Guaita, Josephin Peladan et au mouvement Rose-Croix et de lire l’indispensable essai La belle époque de l’opium d’Arnould de Liedekerke. Cette période fait la part belle aux comportements les plus déviants, avec éloge de l’ennui, de la maladie, de l’addiction et des sciences occultes, tout en brouillant les genres et les sexes (androgynie, travestissement, bisexualité…) et en portant aux nues la difformité et l’étrange (monstres et vampires).

Hisayasu Sato

C’est cette même ambiance que l’on trouve dans les films de Sato : un parfum fin-de-siècle dans un Tokyo ultra-urbain, high-tech et coloré de néons mais froid et inhumain (ses films sont souvent étalonnés dans une photographie bleue ou violette très clinique). Aux immeubles haussmanniens et aux vieux palais européens se substituent les gratte-ciel de verre et de métal et les intérieurs minimalistes des condos. Aux bibelots du XIXè siècle se substituent les écrans de télévision, les gadgets technologiques et les vibromasseurs. À l’opium et au haschisch se substituent l’héroïne et des drogues expérimentales censées annihiler la douleur, donner des pouvoirs surhumains et des capacités psychiques hors norme. Ce qui demeure : l’attirail des séances sadomasochistes (fouets, baillons et cordes) et l’outillage médical (seringues hypodermiques, scalpels et tubes à essai).

Les personnages de Sato portent le désespoir et l’ennui en étendard. Le Japon de Sato, réduit à Tokyo et plus particulièrement à Shibuya et, surtout, Shinjuku, est une société de victimes et d’inadaptés qui se définissent par leurs pathologies et leurs traumatismes psychiques. Ce sont des sociopathes mais certainement pas des marginaux. Au contraire : ils sont intégrés à la société. C’est un Japon éclaté (atomisé, peut-on écrire pour ajouter une circonstance historique) en plusieurs microcosmes de sociopathes qui cohabitent plus ou moins bien, dans une relative indifférence à autrui. On les retrouve côte à côte mais étrangers (voire fantomatiques) dans les plans de foule tournés à la sortie du métro et dans les transports en commun. Une indifférence qui peut à tout moment se transformer en accès de violence, seul moyen de communication possible. On pense à cette scène de quelques secondes dans Psychic Rose / Naked Action: College Girl Rape Edition (1990) où la foule qui sort du métro est rythmée par les bruits de bottes d’une marche militaire.

Il y a des personnages récurrents : le salaryman, l’écolière (surtout lycéenne, plus rarement étudiante), le scientifique, le reclus voyeur (otaku mais pas tout à fait hikikomori), l’inspecteur de police, le journaliste, la femme au foyer et la secrétaire. Ces personnages ne sont pas uniformes et peuvent être, d’un film à l’autre, tantôt victimes, tantôt bourreaux, souvent les deux, dans une logique sadomasochiste. On peut même s’amuser à les répartir selon les trois figures du romantisme noir chères à Mario Praz. Exercice difficile car chez Sato, une femme fatale peut très bien jouer le rôle de Satan… et d’un mâle persécuteur. Quant aux mâles persécuteurs, c’est presque un truisme : quand un homme n’est pas un violeur, c’est un voyeur ou un manipulateur.

Love - Zero = Infinity (1994)

Parmi les figures sataniques, on trouve Takano, l’énigmatique directeur du club privé Alcyon dans An Aria on Gazes, invisible mais qui contrôle par la voix les faits et gestes de ses ouailles : des femmes droguées et placées dans un soi-disant caisson de relaxation mais qui sont en réalité des proies anesthésiées à la merci d’hommes lubriques qui assouvissent leurs fétiches, sous l’œil de la caméra. 

Lunettes noires, habits sombres et lèvres peintes. Dans Love – Zero = Infinity (1994), la femme fatale est une médecin qui agit comme une vampire moderne, en tuant et en vidant ses victimes de leur sang. On ne saura jamais vraiment si elle agit par pur goût du meurtre ou si ses actions sont motivées par la vengeance à l’encontre de pontes de l’industrie pharmaceutique, empêtrés dans un scandale de commerce de sang contaminé au VIH. On y voit aussi une étrange pratique érotique proto-chemsex : s’injecter le sang de son partenaire pour atteindre « une pure extase ». Ce film a été inspiré par un fait réel politique : le refus de l’Empereur du Japon Hirohito, à la fin de sa vie, de se faire transfuser le sang de n’importe quel citoyen nippon, mais du sang uniquement « noble », digne de son rang. 

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Destruction en règle de la famille

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On pourrait facilement analyser le cinéma japonais à travers son traitement de la cellule familiale. C’est le canevas voire le thème principal de nombreux films, d’Ozu Yasujiro à Sono Sion, en passant par Oshima Nagisa ou Kitano Takeshi. Sato s’amuse à détruire le concept de famille traditionnelle. Le phénomène n’est pas nouveau ; c’était déjà le cas, avec excès, chez Oshima (La cérémonie en 1971, brûlot décliné en version érotique la même année par Wakamatsu avec The Sex Family) ou avec plus d’absurdité chez Ishii (The Crazy Family en 1984). Sato pousse la destruction de manière systématique et violente. 

Exemple paroxystique : dans Gimme Shelter / Exciting Eros: Hot Skin (1986), Sato montre 24 heures de la vie d’une famille composée d’un père salaryman, d’une mère au foyer, d’un fils otaku enfermé dans sa chambre et d’une fille lycéenne mal dans sa peau. Le père, bisexuel, a pour monomanie de sodomiser sa femme et, après son travail, de fréquenter les tapins de Shinjuku. Le fils otaku, devenu fou, viole sa mère (qui, stupeur, est plutôt consentante) mais finit par la tuer avant de se suicider, pendant qu’au même moment sa sœur couche avec sa professeure sur le toit de l’école. Avant de se pendre à un lampadaire, en pleine rue. Tragique et ridicule comme une nouvelle de Hubert Selby Jr adaptée par Larry Clark.

L’inceste est fréquent. Entre père et fille, fantasmé ou réel (The Secret Garden, 1987 ; Rafureshia / Wife in Heat: While Husband is Away, 1995), entre père et fils (Night of the Anatomical Doll, 1996), entre mère et fils (Pleasure Kill / Genuine Rape, 1987), entre frère et sœur (Temptation of the Mask, 1987 ; Rewind / Abnormal: Ugly Abuse, 1988 ; Naked City / Hidden Video Maniac: Uniform Hunting, 1990) ou entre sœurs (Decaying Town / Wife Collector, 1985 ; Fuga Music for Alpha and Beta / Pervert Ward S&M Clinic, 1989). Outre le fantasme érotique et transgressif que revêt cet acte (qui figure d’ailleurs en bonne position dans les mots clefs des sites pornographiques), on peut y voir une manifestation d’un repli sur soi, d’un isolement volontaire et du refus de s’ouvrir à l’autre. 

Même sans verser dans l’inceste, la famille est éclatée et dysfonctionnelle. Dans Birthday / Molester’s Train: Nasty Behavior (1993), le personnage principal, un adolescent mal dans sa peau, vit seul chez lui. Toute sa famille l’a abandonné. Le père, atteint de nostophobie (la peur de rentrer à la maison), erre entre son lieu de travail et les transports en commun ; la mère, alcoolique, devenue amnésique et folle, a disparu ; sa sœur a déménagé pour devenir une prostituée spécialisée dans le S&M ; son frère a rejoint une secte dont le culte est axé sur l’exhibitionnisme et la libération sexuelle.

Dans Night of the Anatomical Doll, on assiste à un comportement pour le moins étrange : un adolescent utilise la prothèse de bras de son père pour se masturber. Dans une autre scène, son père le félicite de ses éjaculations nocturnes. Où est la mère ? Morte. Le scénario nous laisse penser qu’elle a pu être assassinée par le père et son fils, qui vivent maintenant une simili-relation de couple, le fils aimant par ailleurs se travestir et se maquiller comme sa défunte mère. On retrouve cette même relation de couple père/fils dans Slush, où la mère est physiquement remplacée par un mannequin. La bizarrerie se prolonge quand le père et le fils couchent avec la même femme, qui devient donc à la fois mère et amante.

Hisayasu Sato

Ces êtres désarticulés, mécaniques, vides et malléables comme des mannequins (sans âme ni morale) prolongent les réflexions matérialistes de Sade, les poupées de Hans Bellmer et la biologie anatomique qui voit le corps avant tout comme un réseau de tuyaux (et donc, essentiellement, du vide). En partant de ce constat, le corps est un objet à remodeler, à modifier, voire à augmenter, ce qu’on verra plus en détail dans la partie consacrée aux expérimentations scientifiques.

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Seuls dans Tokyo

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Vaut-il mieux vivre seul qu’au sein d’une mauvaise famille ? C’est en tout cas le lot de nombreux personnages de Sato, isolés dans la mégalopole tokyoïte. Sans tomber dans l’excès des hikikomori, on constate que les célibataires sont légion, plus ou moins en misère sexuelle et en crise existentielle, causées par un traumatisme d’enfance (souvent un viol) ou une rupture amoureuse. Même les lycéennes habitent seules. En tout cas, les parents sont absents, comme dans The Secret Garden (1987) ou Water’s High / Rape Climax! (1987).

Love – Zero = Infinity commence par ce discours du protagoniste : « Je me demande si c’est moi qui erre à travers la ville ou si la ville erre toute seule. Je suis un naufragé qui dérive dans Tokyo depuis maintenant six mois. Ici, je ne suis personne. Je ne fais que nager. » Cela fait écho au témoignage personnel de Sato, provincial débarqué à Tokyo : « Quand je suis arrivé à Tokyo à l’âge de 18 ans, j’ai eu du mal à me faire à la vie urbaine. En plus des relations humaines, j’avais l’impression que la ville elle-même était folle. C’était mon impression personnelle et subjective. Pour le dire de manière abstraite, j’étais violé par la ville. Je n’ai toujours pas réussi à me faire à la vie en ville. »

Dans une tradition surréaliste, les déambulations et errances à travers la ville sont fréquentes, sans but précis, si ce n’est la recherche d’insolites et d’excitations, en provoquant le hasard. C’est le cas des chauffeurs de taxi criminels et violeurs de Distorted Sense of Touch / Mad Love! Lolita Poaching (1985) et Decaying Town (1985), du photographe assassin de The Secret Garden, du caméraman spécialisé dans l’enregistrement incognito d’ébats sexuels dans le jardin de Shinjuku dans Turtle Vision / Hidden Video Report: Dark Shot! (1991) ou de la lycéenne de Radical Hysteria Tour / Lolita Disgrace (1988) qui commente en direct sur une radio pirate les crimes auxquels elle assiste en épiant ses voisins.

Même dans l’acte sexuel, les personnages de Sato peuvent rester hermétiques à l’autre en couchant tout habillés, dans des combinaisons médicales ou du cellophane, en portant des masques et des gants en latex pour éviter tout regard et contact direct avec la peau. Dans Meet me in the Dream: Wonderland (1996), l’héroïne, phobique des germes, se lave sans cesse et ne peut pas toucher les autres personnes, vivant en autarcie.

Hisayasu Sato

La solitude et surtout l’indifférence des Tokyoïtes culminent dans les scènes de guerilla shooting, tournées sans autorisation dans les lieux publics et qui virent parfois à la performance artistique. Dans The Secret Garden, l’héroïne s’allonge sur un passage piéton et y dépose un vibromasseur. Dans Psychic Rose, l’héroïne exhibe son corps nu. La scène la plus spectaculaire et terrible se trouve dans Decaying Town où un homme s’attaque à une femme et tente de la violer, devant une foule passive et désintéressée. Certains passants regardent, impassibles, sans tenter de mettre fin à l’agression.

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Some kinda love / Sex is violent

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L’aspect le plus étonnant et controversé des films de Sato est la violence et le désespoir. Le seul film qu’on peut ranger dans la catégorie de la comédie est Sick People / Molester and the Peeper: Gynecology Ward (1994), un délire potache entre personnels soignants et malades dans un hôpital. Toute sa filmographie est d’une noirceur qui détonne dans les pinku eiga dont l’un des buts premiers est d’exposer de la chair et d’exciter le public. On imagine la tête des spectateurs quand, parmi les trois films érotiques projetés au cinéma dans la soirée, l’écran montrait des délires macabres, tout sauf excitants, de Save the Last Dance for Me / Office Lady Rape: Disgrace! (1986), The Secret Garden ou Wave / Lady of the Stable (1991). Sans oublier qu’entre les scènes érotiques, il y a une histoire. On alterne les drames les plus sordides, les polars crapuleux, les thrillers aux méandres complexes et les essais avant-gardistes sur le pouvoir de l’image et de la vidéo. Si masturbation il y a chez Sato, elle est avant tout intellectuelle. C’est en grande partie pourquoi son œuvre se démarque des autres pinku eiga et tient une place particulière, importante et première, dans le cinéma japonais (sans parler de ses talents de mise en scène).

Hisayasu Sato

Le sadomasochisme est le point de départ du sexe. Comme écrit précédemment, les protagonistes sont des sociopathes et des êtres meurtris par des pathologies et des traumatismes psychiques. Ils sont par essence victimes mais s’érigent en bourreaux pour compenser. D’où le sadomasochisme comme norme. Faire mal et ressentir la douleur est une preuve d’existence. Ce qui est plus controversé est le traitement du viol, omniprésent. Dans l’industrie érotique japonaise, le viol constitue une catégorie à part entière et même un argument de vente, avec ce discours insupportable de la recherche du plaisir pour l’agresseur… et la victime. En cela, Sato est dans la lignée des œuvres du mangaka Ishii Takashi, créateur du personnage de Nami, jeune femme éternellement violentée, décalque japonais de la Justine de Sade. Ishii la met notamment en scène dans le manga Angel Guts, adapté au cinéma par la Nikkatsu à six reprises entre 1978 et 1994. Des sévices sexuels qu’on trouve généralement dans un tout un pan de l’art japonais, des shunga, ces estampes érotiques, jusqu’à l’ero-guro d’un Maruo Suehiro avec un manga comme La Jeune fille aux camélias, publié en 1984. Dans un entretien donné en 2011 à Spectacular Optical, Sato explique : « Dans mes films érotiques, une scène de viol signifie la destruction, la communication et la preuve de l’existence de cette société déformée. Pour moi, le Japon est une société maternelle. Nous avons toujours le désir d’être approuvés par notre mère. De toute façon, le viol n’est qu’une métaphore. »

Sato est également réputé pour mettre en images de nombreuses paraphilies qui obligent à ouvrir un dictionnaire médical. En voici une liste alphabétique non exhaustive : acrotomophilie, asphyxiophilie, autagonistophilie, autassassinophilie, biastophilie, érotophonophilie, frotteurisme, ménophilie, nécrophilie, raptophilie, somnophilie, vampirisme et, bien sûr, le voyeurisme. La zoophilie, quant à elle, est pratiquée dans le sadien Poaching by the Water / Horse* Woman* Dog (1990).

Nous le verrons plus tard mais il faut ajouter à cette liste l’oculophilie, c’est-à-dire la fascination et l’obsession sexuelle pour les yeux. Le regard comme zone érogène ultime est la thématique principale de plusieurs de ses films dont les scénarios sont en majorité écrits par Yumeno Shiro

Hisayasu Sato

Pratique fétichiste rarement montrée à l’écran, l’oculolinctus est présent dans trois films : Gimme Shelter, Fuga Music for Alpha and Beta et The Eye’s Dream. On peut voir une telle scène dans Zigeunerweisen de Suzuki Seijun (1980). Cette fascination érotique pour le regard vire rapidement au macabre, notamment dans The Secret Garden où un psychopathe torture ses victimes pour photographier l’instant même de leur mort et sa manifestation dans leur regard.

Hisayasu Sato

Niveau violence, il faut enfin mentionner Asti: Lunar Eclipse Theater / Mad Ballroom Gala / Muscle (1989), film hommage à Pier Paolo Pasolini et romance destructrice entre Ryuzaki, éditeur du magazine Muscle, et un jeune culturiste. Poussé à bout par le sadisme de son amant, Ryuzaki lui coupe le bras. À sa sortie de prison, il ne pense qu’à une chose : retrouver son amant dont il a même gardé le bras coupé dans du formol. Faisant explicitement référence à la mort de Pasolini, à Salo et à Théorème, le film se conclut par la rencontre tant attendue entre les deux amants, sur une scène de théâtre, pour un final S&M où, par amour, Ryuzuki se crève les yeux, comme dans Œdipe roi. Quittes, les deux amants entament une danse macabre sur le front de mer au son d’ « Ostia (the death of Pasolini) » de Coil.

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Pigs in zen : expérimentations scientifiques

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Le scientifique est une figure centrale dans l’œuvre de Sato, démiurge maléfique et manipulateur, avec ses nombreuses expérimentations médicales, préludes à l’horreur et aux souffrances les plus radicales. Si ses objectifs sont parfois louables, à savoir guérir de traumatismes psychiques, les conséquences sont désastreuses.

Dans Fuga Music for Alpha and Beta, Turtle Vision ou Symbol of Release / Real Action: Vibrator Punishment (1992), un médecin développe un système de vidéothérapie, inspiré par la psychanalyse, pour permettre aux patients d’accéder à leur subconscient et à des images refoulées. Si le procédé fonctionne dans Turtle Vision, c’est un échec total dans Symbol of Release où la patiente développe des émotions violentes et sadiques. Dans Fuga Music for Alpha and Beta, l’expérience n’est qu’une torture psychologique pour asservir les patients à l’emprise du médecin.

Le caisson relaxant est une autre invention scientifique au cœur de Water’s High et An Aria on Gazes. Le principe : proposer aux personnes stressées un espace de détente et de repos : un caisson dans lequel on entre après avoir ingurgité ou s’être injecté un médicament (attention à la posologie). L’objectif caché : anesthésier les patientes et soumettre leurs corps inanimés à des hommes lubriques. Un commerce abject qui va bien évidemment mal tourner.

Hisayasu Sato

Qui n’a pas rêvé de supprimer toute douleur physique ? C’est ce que propose Eiji, génie de 17 ans et fils d’un scientifique radié de l’Ordre des médecins (red flag !) pour ses expérimentations sur la même thématique. À l’insu de sa mère, elle-même médecin, il verse sa drogue miracle dans un traitement contraceptif. Les trois patientes concernées ne ressentent bientôt plus aucune douleur physique mais… prennent même un plaisir irrépressible à s’automutiler. Voici le scénario de Pleasure Kill (1987), adapté en format non érotique 9 ans plus tard, avec Splatter: Naked Blood et la fameuse scène dans laquelle une jeune femme mange sa propre main. Dans le film original, le père médecin est présenté comme un être malfaisant dont il ne faut pas parler. Un sujet tabou. On imagine l’étendue de ses expérimentations voulant « révolutionner » le corps humain et on ne peut s’empêcher de penser que les multiples références au monde médical sont une évocation des pires heures de la médecine japonaise, à savoir l’Unité 731, le pôle militaire de recherche bactériologique de l’Armée impériale japonaise, opérant en Mandchourie de 1935 à 1945. Cette unité expérimentait les pires traitements et tortures sur des cobayes humains vivants. Son existence a été cachée au public japonais jusqu’au début des années 80.

Autre expérimentation dans Love Letter in the Sand / Pervert Ward: Torturing the White Uniform (1988) où un médecin administre en secret des œstrogènes à un homme et de la testostérone à une femme. La finalité ? On n’en sait rien mais ce brouillage des genres vers l’androgynie rappelle l’esprit fin-de-siècle.

Hisayasu Sato - Silencer Made of Glass (1991)

Dans Silencer Made of Glass / Lesbian Rape: Sweet Honey Juice (1991), Kiyoko, une femme médecin, voue une haine des hommes depuis un viol dans son enfance. Particulièrement froide (elle a pour animal de compagnie un lézard) et sujette à des accès de violence, elle tombe amoureuse de sa collègue Chitsuko. Pour la conquérir et lui « faire » un enfant, elle organise un plan machiavélique pour inséminer Chitsuko en la violant à l’aide d’un pistolet muni d’une éprouvette à la place du silencieux. Procréer sans acte sexuel, c’est le rêve de Kiyoko qui explique dans l’une de ses diatribes contre les hommes : « Les enfants devraient être conçus dans des tubes à essai. » Le monde vu comme un gynécée, libéré des hommes considérés comme une simple banque de sperme.

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Before and after science : new age et paranormal

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Cronenberg est un nom qu’on associe généralement à Sato quand on cherche des comparaisons et influences occidentales. Si le film du Canadien le plus proche de l’esprit de ceux du Japonais est Crash, pour sa kyrielle d’otakus du sexe, ses accidents de voitures et son sadomasochisme particulièrement macabre, on ne peut passer sous silence l’apport des parasciences adaptées aux nouvelles technologies, comme dans Scanners et Videodrome.

Hisayasu Sato - Psychic Rose (1990)

Dans Psychic Rose, l’étudiante Ichine a développé, depuis sa puberté, la capacité de voir concrètement ce que fait une personne quand elle pense à elle. Ses visions peuvent même se matérialiser sous forme de photographies numériques qu’elle téléverse sur Internet. Son pouvoir psychique est plus ou moins puissant selon son cycle menstruel. Par ce moyen, Ichine découvre que son amant est un violeur en série. Loin de s’en émouvoir, elle visualise et photographie ses méfaits pour les partager à la presse et sur un forum Internet appelé Rosebud. Elle décide même d’en faire un commerce dans la scène finale, filmée en guerilla shooting en pleine rue. Nue sous son imper noir en skaï, la main dans la culotte tachée de sang et un ordinateur à ses pieds, elle annonce : « Ça va bien se vendre. » Prophétique.

Pouvoir télépathique toujours dans Wave où, depuis un viol, une jeune femme a la capacité de communiquer avec les chevaux. Elle accède même à un monde alternatif équin à travers un miroir avec comme désir de ne plus vivre comme être humain mais comme un cheval, par delà sa folie et ses pulsions meurtrières.

Dans le polar Hunters’ Sense of Touch (1995), le pouvoir télépathique atteint une perversité sophistiquée. Le détective Yamada mène une enquête pour résoudre une affaire de crimes perpétrés au sein du milieu homosexuel. Point cardinal des meurtres : ils impliquent Ishikawa, l’ancien amant de Yamada. Ce dernier peut lire dans l’esprit de ses partenaires sexuels et, par bonté de cœur, répondre à leurs désirs les plus extrêmes. Dans des ébats sadomasochistes se terminant par une mise à mort, Ishikawa ne fait qu’exaucer leur désir morbide. Twist : ce don télépathique peut se transmettre à autrui lors d’une relation sexuelle. Ou alors, tout ceci ne serait qu’une fabulation et l’illustration que chez Sato, tous les personnages veulent des relations sadomasochistes réunissant Eros et de Thanatos ? Au delà du principe de désir. Sigmund Freud approuve.

L’accès à un monde alternatif est au cœur de The Gods Have a Nervous Breakdown / Special Lesson: Perverted Sex Education (1990) où l’écran de télévision est une porte qu’on peut activer grâce à des rituels sexuels lesbiens et vampiriques. En jeu : la possibilité de rejoindre un monde parallèle et une armée de guerriers pour participer à la guerre finale, la guerre de l’Armageddon. Sato convoque ici la métempsychose et la connexion avec ses vies antérieures, facilitées par le film vidéo et sa diffusion sur un écran de télévision. La vidéo permet de capter un monde invisible, un monde des esprits, comme ce que croyaient les mouvements spirites au XIXè siècle lors du développement de la photographie. Dans les années 1990, le roman d’horreur de Suzuki Koji, Ring, et ses diverses adaptations cinématographiques, rendent populaire l’utilisation de la télévision comme interface entre le monde réel et le monde des esprits. Avec Kaïro en 2001, Kurosawa Kiyoshi fait d’Internet le point de jonction entre ces deux mondes.

Hisayasu Sato - Splatter Naked Blood

La haute technologie et une connexion mentale avec autrui sont matérialisées dans Splatter: Naked Blood, sous la forme d’un casque de réalité virtuelle directement branché à un cactus. Pourquoi un cactus ? Comment cela fonctionne-t-il ? Aucune explication. On peut supposer que c’est une référence aux cactus comme le peyotl, réputés pour leur propriétés hallucinogènes à base de mescaline. Trois ans avant eXistenZ de Cronenberg, Sato met en connexion érotique deux être humains qui naviguent tous les deux dans une sorte de monde mental alternatif, dans une symbiose inaccessible dans le monde réel. Il suffit de coiffer son casque, de se brancher au cactus, d’activer une sorte de modem et c’est parti. Bienvenue dans le futur virtuel, d’aspect vidéoludique, plutôt glacial et pas si organique que cela malgré des velléités d’érotisation. Le casque virtuel, ironiquement appelé « Mega Brain », enferme encore plus les êtres humains dans leur solitude. On en arrive à la thématique la plus récurrente chez Sato : la société des écrans, miroirs de l’isolement humain et outils de sa propre surveillance par tous et pour tous.

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I’ll be your mirror : société écran

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Les écrans de télévision et d’ordinateurs, les caméscopes et les caméras de surveillance sont omniprésents. Les personnages de Sato sont attirés par les écrans comme les phalènes à une source de lumière en pleine nuit. Dans le métro, dans les carrefours bondés de Shibuya et Shinjuku, dans les appartements, sur les lieux de travail. Les écrans sont partout. Ils relient les gens désespérément seuls. Ils sont aussi un système de surveillance et de contrôle. Un dispositif qui permet, dans une ville immense comme Tokyo, de créer un panoptique, pour le plus grand plaisir des voyeurs. Sato, émule de Jeremy Bentham, William Burroughs, Michel Foucault et Gilles Deleuze ?

Exemples de cette société de contrôle et de surveillance : les expériences scientifiques intégralement filmées et archivées dans Fuga Music for Alpha and BetaAn Aria on Gaze et Kyrie Eleison / Real Time Tapping Report: Pillow Talk (1993). Dans Meet me in the Dream: Wonderland, c’est toute la ville qui est filmée par un système tentaculaire de caméras et contrôlée, depuis un immeuble central, par un « gardien » informel, fils de l’architecte à l’initiative de cette « ville nouvelle ». Ce dispositif cherche à prévenir tout crime et à inculper ou disculper les habitants en cas de plaintes.

Hisayasu Sato - surveillance

Élément froid et désincarné par essence, l’écran revêt chez Sato des apparats organiques. Dans Close Dance / Uniform Masturbation: Virgin’s Underpanties (1992), il est léché de manière lascive, comme une zone érogène. Il fait parfois place à un système d’écoute, comme dans Night of the Anatomical Doll, où un psychopathe épie sa voisine à longueur de journée. Son mur est parsemé de fils électriques, comme des stéthoscopes formant un réseau veineux. L’appartement, enrichi de son dispositif de surveillance, devient l’extension de son corps.

L’écran est aussi un élément ontologique : le médium et la preuve de l’existence humaine. Ce qui n’est pas filmé, enregistré et archivé, n’existe pas, n’est pas réel et n’a jamais eu lieu. Dans Save the Last Dance, peut-être son film le plus mélancolique et tragique, deux amants, anciens étudiants en cinéma maintenant endormis dans une vie professionnelle terne et aliénante, cherchent à raviver la flamme de leur amour. Obsédée par le vide, Kiyoko reprend la caméra et filme sa vie quotidienne et son couple, dans un esprit home movie et proto-vlog. Elle va même jusqu’à filmer ses ébats sexuels et en jouir plus tard, en regardant seule les vidéos. Sa fascination pour l’écran est telle qu’elle se masturbe devant, même quand il diffuse uniquement de la neige et du bruit blanc. Narcisse du petit écran, « elle se self-contrôle son petit orifice », « sa pupille absente et son iris absinthe », « perdue dans son exil physique et cérébral », pour reprendre les paroles de Serge Gainsbourg. Son désir pour l’écran est si obsessionnel qu’elle filme le meurtre de son amant pour en jouir éternellement. Ce film est la première collaboration entre Sato et le scénariste Yumeno Shiro et ouvre tout un cycle consacré à la place de l’image dans la psyché humaine.

Yumeno Shiro écrit en 1984 le scénario du pink High Noon Ripper de Takita Yojiro, un thriller sur un photographe qui capte par hasard un meurtre. S’ensuit une intrigue complexe sur la fascination de photographier des cadavres le plus rapidement possible après leur mort. Cette obsession va pousser un autre photographe à commettre lui-même des meurtres pour photographier l’instant de la mort. Ajoutons à cela une journaliste psychopathe intersexe, née sans pénis ni vagin, et on a tous les ressorts des scénarios habituels de Yumeno.

Parmi les scénarios de Yumeno pour Sato, avec l’image comme nœud narratif, on trouve ses meilleurs films, notamment Save the Last Dance, The Perfect Garden, Survey Map of Lost Paradise, Rewind, Love Letter in the Sand, Radical Hysteria Tour, Fuga Music for Alpha and Beta, An Aria on Gazes et Love – Zero = Infinity.

Hisayasu Sato écran total

Comme chez Antonioni (Blow up) et De Palma (Blow out), la photographie et l’enregistrement vidéo donnent des preuves a priori indécelables à l’œil nu lors d’enquêtes policières et journalistiques. Dans Survey Map of a Paradise Lost, le journaliste d’investigation Nukada se trouve mêlé aux jeux érotiques et meurtriers d’un trio amoureux. La clef de compréhension du mystère est cachée sur une VHS, pendant quelques fractions de secondes d’une séquence palimpseste, conservée à dessein sur la bande magnétique. L’arrêt sur image et la lecture au ralenti permettent de voir le film initial.

Dans Rewind, la caméra en elle-même est associée à un instrument criminel. Dans une intrigue sous fond de snuff movies, un réalisateur underground utilise une caméra munie d’un poignard qu’il actionne en plan très rapproché pour filmer le regard d’effroi de ses victimes. L’assassinat par le cinéma y est considéré comme un des beaux arts. Le studio d’enregistrement des films / meurtres, appelé Omega en hommage au poème « Voyelles » du voyant Rimbaud, est d’ailleurs agencé comme une installation de musée : un grand espace minimaliste rempli d’écrans vidéo. Plusieurs autres lieux de « séances de meurtres » chez Sato ressemblent à des ateliers d’artiste : ainsi la chambre du photographe de The Perfect Garden, le cabinet expérimental du médecin dans Fuga Music for Alpha and Beta ou le club privé d’An Aria on Gazes. Dans The Eye’s Dream, film-somme du duo SatoYumeno sorti en 2016, c’est la galerie d’une photographe qui devient le lieu de ses crimes.

Hisayasu Sato - écran total

Dans la logique narcissique déjà l’œuvre dans Save the Last Dance, l’écran agit comme un miroir de l’âme et un moyen de se reconnecter avec soi-même. Un révélateur. C’est donc aussi une démarche égoïste qui va à l’encontre d’une communication de masse permise par les nouvelles technologies de l’information. L’écran intensifie la solitude et l’isolement, jusqu’à la névrose et un comportement proche de l’autisme. Une des scènes les plus marquantes d’An Aria on Gazes est un ébat sexuel au cours duquel le couple se filme et diffuse en direct leur acte sur l’écran de télévision. La jeune femme, totalement désintéressée par son partenaire besogneux, regarde alors avec intensité la caméra, c’est-à-dire le spectateur, dans une savante mise en abîme. Le plan suivant est le point de vue mental de la jeune femme qui observe en gros plan son corps comme s’il était filmé à travers les yeux de son partenaire, dans le grain tout particulier de la VHS. Dans un paroxysme narcissique, elle fait l’amour à elle-même par l’intermédiaire du point de vue de l’homme, lui-même fantasmé et matérialisé par l’intermédiaire de la caméra.

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Histoire de l’œil

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Passons de l’écran à l’œil. Le regard caméra est une des marques de fabrique de Sato. Le regard involontaire des passants lors des scènes de guerilla shooting, tournées en pleine rue comme des performances, mais surtout le regard des actrices et acteurs qui, par ce geste, brisent le quatrième mur, avec ce trouble qu’ils peuvent regarder, soit directement le spectateur, soit la caméra d’un film tourné dans le film.

Avec ce geste, on reste dans la thématique de la solitude. « La solitude : douce absence du regard », écrit Milan Kundera dans L’Immortalité, son dernier roman, qui montre les distinctions entre le soi et l’image de soi : les deux composantes de l’individu. Le soi est mortel mais l’image de soi peut aspirer à l’immortalité. D’où les personnages qui filment et enregistrent sur VHS leurs faits et gestes. Et ce fantasme récurrent de photographier ou de capter le regard de l’autre au moment même de la mort, sorte de kink suprême. Dans Love – Zero = Infinity, l’héroïne revient à des considérations plus anatomiques : « il ne faut pas regarder les yeux d’une personne morte. Parce qu’ils ne sont que des ombres, parce qu’ils ne sont que des globes humides. »

Regarder les gens dans les yeux au Japon ne va pas toujours de soi. Chez Sato, les lunettes noires sont fréquentes (même pendant les ébats sexuels) et permettent aux personnages de se dissimuler et de ne pas affronter l’autre. Il y a plus de pudeur à cacher ses yeux que son sexe. L’œil devient donc la zone érotique et érogène ultime. D’où l’oculolinctus. Ou la fascination pour l’œil humain par Maya, la photographe de The Eye’s Dream, film qui condense les obsessions et les éléments de mise en scène du duo SatoYumeno : film dans le film, guerilla shooting, scènes monochromes, frontière trouble entre réalité et fantasme, trauma d’enfance et psychanalyse, atelier artistique transformé en salle d’exécution, présence d’un médecin et recours aux drogues, sadomasochisme, séquestration, viols et meurtres. L’œil y est omniprésent, à travers des panneaux photographiques et des installations vidéo. Dans une scène, un homme enlève son œil de verre et le dépose sur le sexe de Maya, recréant ainsi l’œil par excellence, l’œil matriciel. Esthétiquement et psychanalytiquement, le sexe féminin est un œil énucléé.

Hisayasu Sato œil

On pense évidemment à Georges Bataille et son roman Histoire de l’œil, soit les débauches sexuelles du narrateur, de Simone et de Marcelle. Avec, entre autres scènes, le meurtre d’un prêtre avant que Simone ne lui arrache l’œil pour se l’introduire dans le sexe. Commentaire du narrateur : « je me levai et, en écartant les cuisses de Simone qui s’était couchée sur le côté, je me trouvai en face de ce que, je me le figure ainsi, j’attendais depuis toujours de la même façon qu’une guillotine attend un cou à trancher. Il me semblait même que mes yeux me sortaient de la tête comme s’ils étaient érectiles à force d’horreur ; je vis exactement, dans le vagin velu de Simone, l’œil bleu pâle de Marcelle qui me regardait en pleurant des larmes d’urine. »

Dans un geste moins érotique mais tout aussi macabre, terminons par la scène de Splatter: Naked Blood dans laquelle une jeune femme s’arrache l’œil avec une fourchette avant de le manger. Une référence directe au Chien andalou de Luis Buñuel et Salvador Dalí. Complément surréaliste aux poupées désarticulées de Hans Bellmer.

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Il y aurait bien d’autres choses à écrire sur l’œuvre de Sato Hisayasu. Sa filmographie mérite largement des rétrospectives et des monographies. Maelström d’érotisme, d’horreur et de bizarrerie, son œuvre singulière, excessive, baroque et décadente est le témoignage brut d’un réalisateur obsessionnel inscrit dans le Japon des années 1980-1990 mais en dialogue permanent avec ses pairs et ses contemporains. Le fait que ses films s’inscrivent dans une production érotique industrielle et balisée ne doit pas minorer leur impact et leur réussite artistique. C’est même dans le giron des pinku eiga qu’on trouve ses films les plus mémorables. Un pied dans l’usine du cinéma érotique, un pied dans l’atelier d’expérimentation. Voilà la posture du colosse Sato.

Marc L’Helgoualc’h.